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mercredi 14 novembre 2012

Pour une histoire socio-politique du graphisme

Hier soir, j'ai pu assister à l'intervention de Benoit Buquet dans le cadre du séminaire de l'Intru. Sa conférence s'intéressait à l'histoire du design graphique des années 1950 aux années 1970, sujet sur lequel portait son travail de doctorat. Le cadre du séminaire de l'Intru, ouvert aux étudiants en doctorat et de Master, étant essentiellement méthodologique, Benoit Buquet a organisé son propos en deux temps: tout d'abord un rapide panorama historiographique de l'histoire du design graphique, et ensuite quelques études de cas qui s'intéressaient plus particulièrement aux interactions entre graphisme et art contemporain dans la période considérée. Propos très stimulant car relevant d'une approche tout à fait originale (me semble-t-il, n'étant pas spécialiste) pour la période considérée, où art contemporain et graphisme ne sont jamais, ou trop rarement, étudiés dans leur interaction, mais toujours de manière séparée: il y a une histoire de l'art contemporain, rédigée par des historiens d'art, et une histoire du graphisme, le plus souvent rédigée… par des graphistes.
Franco Grignani, logo de Woolmark, 1964. Franco Grignani est l'un des principaux acteurs de l'art optique ou "op art" des années 1960.

Je ne veux pas faire le compte-rendu du propos de Benoit Buquet, mais simplement revenir sur l'intervention que je me suis permis de faire après une heure et demie de conférence, au moment de la discussion avec la salle. J'ai peur d'avoir été un peu confus, ou si cela n'a pas été le cas je pense qu'il est toujours utile de mettre par écrit ses idées afin qu'elles n'échappent pas, mais aussi afin de les repréciser.
J'étais intervenu sur la citation, faite par Benoit Buquet, de Dario Gamboni affirmant que la notion bourdieusienne de "champ" était extrêmement féconde dans les études intermédiales: en effet, celle-ci est dotée d'une dimension agonistique qui permet bien de rendre compte des rapports sociaux entre les arts. J'ai alors voulu insister sur la dimension politique impliquée dans cette notion de "champ", en rappelant que beaucoup d'acteurs historiques du graphisme, ou du moins les acteurs qu'on a le plus eu lieu de trouver marquants du point de vue de l'histoire de l'art traditionnelle, comme ceux des Arts and Crafts, du Bauhaus ou encore du constructivisme, étaient très engagés politiquement. Et, ce n'est sans doute pas une coïncidence, engagés à gauche. Par ailleurs, la notion de hiérarchie des arts, absolument indispensable dès que l'on parle des rapports entre graphisme et beaux-arts, est indéniablement marquée, politiquement, au sceau d'une inégalité sociale de leurs acteurs. Le propos de Benoit Buquet étant large, il avait même étendu sa réflexion sur les rapports entre graphisme et beaux-arts au problème du catalogue et des affiches d'exposition utilisés par l'institution muséale ou les galeries, qui sont encore une fois l'enjeu de rapports de forces, cette fois-ci entre trois instances: les graphistes et autres exécutants éditoriaux, les artistes, et l'institution organisatrice.
Ma question était donc celle-ci: à la difficulté remarquée par Benoit Buquet d'arriver à écrire un "grand récit" de l'histoire du graphisme qui ne passe pas par l'écueil d'une perspective progressiste ou positiviste, et surtout qui ne passe pas à côté des relations nombreuses que les graphistes (et ce même à l'époque où on ne les appelait pas comme tels) ont entretenu avec les artistes, ne pourrait-on pas envisager une histoire agonistique du graphisme, qui fasse du positionnement socio-politique des typographes, affichistes, illustrateurs, etc., vis-à-vis des beaux-arts, son fil conducteur?

L'un des avantages de cette perspective socio-politique de l'histoire du graphisme est qu'elle éviterait l'écueil, selon moi, de l'inscription dans la nouvelle discipline de la "culture visuelle", qui à mon sens, mais je peux me tromper, n'en est pas vraiment une justement car elle manque de véritables outils méthodologiques pour cerner un objet par ailleurs trop vaste pour être appréhendé sans l'aide des outils traditionnels de la sociologie ou de l'histoire. Qui veut trop embrasser mal étreint: W.J.T. Mitchell, dans son Iconology (1986), donne l'impression de perdre de vue les objets concrets, tout pris qu'il est dans son méta-discours sur le positionnement de sa méthode par rapport aux approches traditionnelles de l'histoire de l'art. L'autre avantage serait qu'elle éviterait l'autre inconvénient de considérer le graphisme de manière monolithique, sans envisager ses liens pourtant étroits avec les autres arts (la peinture, bien sûr, mais aussi l'architecture, comme l'a souligné Jean-Baptiste Minnaert lors de la discussion, ou la littérature, la musique, etc.): pas une histoire du graphisme en tant que tel, donc, mais une histoire du graphisme dans ses relations avec les autres arts. 
Si une telle histoire socio-politique du graphisme doit exister, elle ne saurait donc faire l'impasse de l'étude ni des objets concrets, ni de celle de ses rapports, souvent conflictuels, parfois amicaux, avec les autres arts, et en ce sens saurait s'affranchir à la fois d'une approche de "culture visuelle" par trop théorique et déconnectée de la réalité matérielle des images, et de l'approche hiérarchisée de l'histoire de l'art traditionnelle, "à la André Chastel", pour aller vite.

La notion bourdieusienne et sociologique de champ n'est pour cela pas le seul outil à notre disposition. Une certaine histoire d'inspiration marxiste peut également nous aider à comprendre ces relations entre graphisme et art, ou entre "arts appliqués" et "beaux-arts", à travers la notion de lutte des classes, d'une part, mais surtout d'autre part à travers le fondement du matérialisme historique, qui est la considération de la société à l’aune de ses moyens matériels de production. Réenvisager l'histoire du graphisme dans sa matérialité et dans sa conflictualité avec les autres arts, c'est en ce sens s'inspirer d'un modèle marxiste. Modèle d'autant plus intéressant que les grands mouvements anglais, allemand et russe du graphisme de l'époque contemporaine, à savoir les Arts and Crafts, le Bauhaus et le constructivisme, étaient en grande partie d'inspiration socialiste. Reste le problème du futurisme, bien sûr, dont l'implication de certains de ses acteurs au sein du fascisme mussolinien trouble tout à fait l'idée d'un graphisme univocément voué à la défense du socialisme. Toutefois, ce n'est évidemment pas cette idée qu'il s'agit de défendre. Il ne s'agit pas de faire une histoire partisane du graphisme, mais d'utiliser les outils du matérialisme historique ou de la sociologie bourdieusienne pour faire une histoire du graphisme qui restitue celui-ci dans toute sa complexité sociale et politique, et qui ne se contente pas de faire le récit muséal d'une évolution des formes et des modèles en fonction des progrès techniques (invention de l'écriture, puis de l'imprimerie, puis de la lithographie, etc.).

Le futurisme a cela de commun avec le constructivisme, le Bauhaus et les Arts and Crafts qu'il prétendait abolir la distinction entre beaux-arts et arts appliqués, sortir l'art dans la rue, faire un art du peuple, etc. Que cette volonté ait pris un tour populiste plutôt que socialiste est une autre histoire, mais la question de la gestion du problème de la hiérarchie des arts trouve une réponse similaire, qui est à interroger dans le contexte global, depuis le XVIIIe siècle, des mutations profondes de la société, et de l'art avec elle, à l'heure de ce qu'on a appelé la révolution industrielle. Que cette histoire soit elle-même difficile à écrire, tant son objet est vaste et ses problématiques complexes, je veux bien en convenir. Mais il me semble qu'elle vaudrait le coup d'être écrite, si l'on veut échapper à la fois au jeu des perles de verre des "cultural studies" et à la hiérarchisation des objets de l'histoire de l'art traditionnelle.

Agence M/M, Tree of Signs, statue en bronze, 2008, Urriðaholt, Islande.

Le Tree of Signs de l'agence M/M, grande statue en bronze réalisée par un atelier de graphistes dans la suite de leur travail sur l'album Medúlla de Björk (2004), et que Benoit Buquet désignait justement comme une sorte de "revanche" d'une corporation contre une autre, entre tout à fait dans cette perspective. Signe d'un conflit larvé entre une corporation "délégitimée", les graphistes, dont les œuvres n'ont que très peu accès à l'institution muséale — mais dont le travail est pourtant indispensable au fonctionnement de celle-ci —, et celle, "légitimée", des artistes, qui dépendent eux aussi presque exclusivement du musée pour leur carrière, mais dont les œuvres en constituent le centre et non la périphérie, c'est aussi, par la question du support matériel, celle des conditions de production qui est posée: pour forcer le trait, les graphistes sont déligitimés car ils travaillent dans le reproductible et sur du papier, les artistes, eux, trouvent au contraire leur légitimation en travaillant sur de l'unique, dans le bronze, le marbre ou sur des toiles peintes. La question du support est indispensable à la compréhension des enjeux socio-politiques de l'histoire d'une œuvre d'art, et pourtant souvent laissée de côté au profit de la question de la signification, du sens, etc. Non que cette dernière soit inintéressante en soi: l'herméneutique des œuvres, qu'elles soient de papier ou de bronze, doit continuer. Mais si une nouvelle histoire du graphisme doit être écrite, elle ne saurait faire l'impasse des conditions matérielles de production, qui seule est à même de fournir les éléments d'une analyse précise des enjeux politiques des rapports entre graphisme et beaux-arts.

Pour finir de manière plus légère, pourquoi le geste artistique de M/M semble-t-il "insupportable" du point de vue humain, et contre-productif du point de vue politique? Il s'agit semble-t-il pour M/M, avec cette statue en bronze, de se hisser au rang des beaux-arts. Il ne s'agit donc absolument pas de remettre en cause la hiérarchie des arts: bien au contraire il s'agit de la valider en écrasant de tout le poids du bronze l'idée selon laquelle M/M ne seraient que des graphistes au service d'une chanteuse populaire. Non, non, M/M sont aussi des artistes, voyez-vous, ils font œuvre unique, inscrite dans l'espace public au même titre que de "grands artistes" comme Zadkine, César, Buren, etc. Si c'est bien là le raisonnement de M/M, il me semble pour le coup d'arrière-garde: les différents acteurs des Arts and Crafts, du Bauhaus ou du constructivisme participent d'un mouvement d'avant-garde justement dans la mesure où ils essayent, tant bien que mal, de se débarrasser de cette structuration hiérarchique des arts et des statuts artistiques.
On retrouve probablement un problème similaire dans le débat actuel sur le mariage homosexuel: Jean-Luc Mélenchon (question abordée à 20'10 environ) a raison de souligner que c'est une institution bourgeoise qui ne vaut sans doute pas le coup que l'on s'y intéresse outre mesure, et que les véritables combats sont ailleurs: les homosexuels ne font, en se mariant, que mimer le système hétérosexuel sans le remettre en cause, alors que c'est ce système qui est pourtant à l'origine des inégalités et des discriminations dont ils sont les victimes.
Aussi, pour revenir à notre objet initial, pourquoi vouloir faire rentrer le graphisme au musée? Le jeu en vaut-il la chandelle? Si c'est pour des raisons de conservation et de légitimation scientifique, oui, certainement. Si c'est pour des raisons de légitimation culturelle, j'ai des doutes: le graphisme, dans ses différentes formes, n'a pas besoin du musée pour exister. Tout au contraire, c'est le musée qui, à travers catalogues, affiches et scénographies, a besoin des graphistes pour exister. De la même manière que c'est le patron qui a besoin de ses ouvriers, et non les ouvriers qui ont besoin de leur patron pour faire vivre l'entreprise.

vendredi 4 février 2011

Le Cauchemar de Fuseli au Louvre, un imbroglio sémantique

Cela me faisait tiquer depuis longtemps, de voir ces grandes affiches avec Le Cauchemar de Fuseli pour une exposition du Louvre intitulée l'Antiquité rêvée... Je ne suis pas toujours pas allé la voir, cela ne devrait tarder, mais cette vidéo réalisée par Télérama a néanmoins achevé de me convaincre de deux ou trois choses.

Fuseli, Le Cauchemar, 1782, Detroit, Institute of Arts

Guillaume Faroult, commissaire scientifique de l'exposition, nous y explique dans un premier temps qu'il “n'y a aucune clé, dans la littérature, le folklore ou la mythologie qui puissent nous aider à comprendre tout de suite l'identité des personnages”. Gasp. Dans la littérature et la mythologie, passe encore, mais la figure du cauchemar dans le folklore, qu'en fait-on? Je me permets ici de renvoyer à mes trois billets au sujet de ce tableau. Le cauchemar est quand même une figure folklorique relativement connue à l'époque, et même si ce n'est pas un sujet des plus populaires, il ne faut pas oublier que Fuseli s'adresse essentiellement à un public choisi, capable de comprendre ses allusions à Shakespeare (qui lui-même réutilise le folklore dans ses pièces, mais bref) ou même à l'essai médical de John Bond sur le sujet (mais de cela, M. Faroult n'en parle pas, sans doute n'en a-t-il pas eu le temps). Mais bizarrement, un peu après, M. Faroult ajoute que le démon avait pu être interprété comme étant un incube, figure du folklore démoniaque occidental (“septentrional”, ajoute-t-il, alors que l'auteur du principal traité connu sur les incubes, Ludovico Sinstrari, est un inquisiteur italien, mais passons). Il faudrait savoir, folklore ou pas folklore? Possibilité d'interprétation ou non?
Ne soyons pas injuste envers M. Faroult, je pense que nous pouvons tomber d'accord sur le fait que la clef du tableau de Fuseli n'est pas d'accès aisé et demande une certaine érudition. De là à dire qu'il n'y en a pas, c'est aller un peu loin, et revenir à dire que le tableau est incompréhensible... ce qu'il n'est pas: il est tout au plus mystérieux parce que plusieurs clés empruntées à plusieurs domaines (littérature, folklore, médecine...) y donnent accès sans véritablement se contredire. Ce qui est la marque du fait que ce n'est pas un tableau simplement allégorique, mais peut-être bien “symbolique” au sens où l'entendront plus tard les symbolistes: Fuseli manierait des “symboles” ouverts, aux sens non fixés par des conventions préétablies, qui du coup (contrairement par exemple à La Justice et La Vengeance divine poursuivant le Crime de Prud'hon, un peu plus tard, mais toujours dans l'ère néoclassique) laisserait une interprétation relativement ouverte. Le débat est long et passionnant, mais je pense qu'on peut à peu près tomber d'accord sur pas mal de choses concernant ce point.

Prud'hon, La Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime, 1808, huile sur toile, 2,44 x 2,94 m, Paris, musée du Louvre.


Là où j'ai bien peur que l'on ne soit absolument pas d'accord, en revanche, c'est sur le fait, pourtant d'importance centrale pour l'exposition, que le tableau de Fuseli constituerait un très bon exemple d'une “réaction” à l'anticomanie de la fin du 18e siècle. C'est-à-dire? Je sais que c'est justement le propos de l'exposition que de montrer cette réaction au néoclassicisme (qui est le véritable sujet de l'exposition du Louvre, mais le mot reste bizarrement absent des descriptions officielles...), et que je n'ai pas encore vu l'exposition et suis donc mal placé pour juger. Soit.
Mais si on nous dit que Le Cauchemar de Fuseli en est le meilleur exemple, là je ne comprends vraiment pas. Il n'y a absolument aucun rapport de sens entre cette œuvre et l'Antiquité, ce qui m'avait fait tiquer en voyant l'affiche. On vient m'expliquer ensuite que c'est justement parce que c'est une œuvre en réaction contre le modèle antique. Je veux bien, mais il ne faut pas non plus prendre les gens pour des idiots: ce n'est pas parce qu'une œuvre n'a pas de rapport sémantique avec un domaine qu'elle s'inscrit nécessairement contre lui. Elle peut aussi tout simplement s'inscrire ailleurs, ici dans un autre imaginaire que celui de l'antique, celui du folklore médiéval et de Shakespeare. Si elle devait s'inscrire contre l'Antiquité, on verrait peut-être au moins une allusion à l'Antiquité quelque part, mais ce n'est pas le cas. A moins de supposer que l'irrationalité du cauchemar aille directement à l'encontre de l'idée d'une rationalité antique?... Je veux bien, cela se discute, mais mériterait au moins que l'on parle du rôle que joue l'imagination dans le romantisme, un terme qui est aussi évité que celui de néoclassicisme, dans le discours de M. Faroult comme dans le synopsis de l'expo lisible sur le site du Louvre. Plutôt que de parler de romantisme, on préfère parler du “courant dit gothique ou sublime”. Le courant gothique, passe encore, mais le “courant sublime”, je ne vois pas ce que c'est à part une impropriété syntaxique (à moins qu'on ne veuille parler d'un grandiose cours d'eau?...) qui n'a pas lieu d'être quand le terme “romantisme” permettrait d'englober goût gothique et sens du sublime.

Une autre théorie beaucoup plus plausible me vient alors à l'esprit. Le Louvre voulant faire une exposition avec des pièces sensationnelles prend un sujet fourre-tout, l'interprétation de l'Antiquité par les artistes du 18e siècle, et en plus se permet d'y ajouter de très belles pièces qui n'ont absolument rien à voir avec un sujet pourtant vaste. Pourquoi? Parce que le but, comme dans beaucoup trop de grosses expos, c'est d'avoir des pièces sensationnelles, pas de faire des expos cohérentes qui se tiennent intellectuellement d'un bout à l'autre de l'accrochage.
Pour quelle raison ne pas vouloir d'expos cohérentes? Parce que (principe marketing n°1) : “De toute façon les gens ne vont rien y comprendre”. Et puis c'est de l'art, c'est fait pour être admiré, pas pour être compris. Ensuite, pourquoi utiliser, pour l'affiche, une œuvre contradictoire avec le thème de l'exposition? Principe marketing n°2: “La culture, c'est pas sexy, il faut la rendre sexy”, alors pour une fois qu'on a un tableau avec une femme pâmée et un kobold, on va le placer coûte que coûte, plutôt qu'une vieillerie qui imite l'antique de manière un peu austère. Enfin, pourquoi ne pas appeler un chat un chat, et ne pas parler 1/ de néoclassicisme, 2/ de réaction romantique? Foin d'un remaniement des concepts historiographiques, la réponse est tout autre (principe marketing n°3): “Il ne faut pas effrayer les gens par des mots compliqués ou rébarbatifs”.
Si ma théorie est vraie, merci Le Louvre®, vous jouez vraiment bien votre rôle de modèle, national, et donnez visiblement vraiment la voie à suivre à l'ensemble de la muséographie française. Quand il y aura un peu moins de marketing et un peu plus d'histoire de l'art dans les expositions des gros musées nationaux, les œuvres, je pense, ne s'en porteront que mieux.

Voilà mes préventions, à l'exposition désormais de me montrer qu'elles sont infondées. Mais au niveau de la communication, déjà, un beau cafouillage intellectuel. Qui a dit que culture et communication faisaient bon ménage?

dimanche 11 juillet 2010

Retour des Orientales 2 - La Perse

Après l'Inde, la Perse était à l'honneur de la dernière demi-journée du festival des Orientales, à Saint-Florent-le-Vieil.

Biographie de Rûmî par Leili Anvar

Deux spectacles avaient été prévus en écho l'un à l'autre, il s'agissait en début d'après-midi de la conférence de Leili Anvar et du concert, très attendu, de Shahram Nazeri, à 18h00. L'un comme l'autre ont été des moments inoubliables, même si la qualité du premier a été très surprenante: je m'attendais à une simple conférence très didactique sur le thème de la poésie d'amour iranienne, et j'ai eu l'une des interventions les plus émouvantes qu'il m'ait été donné d'entendre durant ma courte vie.
Je pèse mes mots: j'ai pourtant eu plus que souvent l'occasion d'entendre des conférences scientifiques, mais celle-ci, soit qu'elle était accompagnée d'une improvisation par l'un des musiciens de Nazeri, soit que Leili Anvar, maitre de conférences à l'Inalco, avait elle-même mis tout son cœur dans la lecture - en langues française et persane - d'extraits de poésie amoureuse de Rûmî, d'Attar, et d'autres poètes (et poétesses) iraniens du XIIe au XVe siècle, cette conférence, donc, m'a laissé complètement transi, coi, pantois. Je crois n'avoir pas été le seul à avoir ainsi compris le sens du mot “transporté”: la poésie d'amour, charnel ou mystique, a je crois cet après-midi bien rempli son rôle extatique.


Shahram Nazeri

Le concert de Shahram Nazeri, de son côté, a été absolument envoûtant, et qui ne connaît pas le Ravi Shankar du chant perse, la star de la musique traditionnelle iranienne, n'a plus qu'à aller la découvrir pour être convaincu. Ce que j'ai entre autres apprécié ce soir là, c'est l'humilité de ce grand artiste: la programmation ne le mettait pas en avant, et laissait toute sa place aux musiciens qui l'accompagnaient, et qui ont ainsi pu faire montre de leur virtuosité et de leur sensibilité propres. Le grand chanteur nous a chanté à l'occasion de son passage en France un extrait du Livre des rois du poète Firdousi, qui, comme nous l'a rappelé Leili Anvar en début de concert, a été composé il y a tout juste mille ans, en l'an 1010. L'extrait choisi m'a laissé pensif, il s'agissait de l'histoire, résumée par Leili Anvar en début de concert lors de sa présentation, d'un roi tyrannique et surtout usurpateur, qui s'est trouvé défait par le prétendant légitime du trône, lui-même aidé par un forgeron puissant, symbole du peuple. Allusion au régime iranien actuel? Probablement: c'est par le mythe que la musique répondrait de manière détournée à l'histoire. Toujours est-il que mythe et réalité se sont ce soir-là trouvés joints dans le chant d'un aède venu d'Orient.



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Une note funeste néanmoins pour cette édition du festival, sans doute: alors même que des artistes perses comme Shahram Nazeri étaient, dans le document de présentation du festival, présentés comme très libres dans leur rapport à la religion musulmane (“L'âme perse a toujours préféré s'immerger dans cet océan de la transe et de la connaissance symbolique plutôt que de se laisser porter par le fleuve calme de la légalité religieuse”), on s'interrogera sur la tribune laissée dans le même festival à Tariq Ramadan, pourtant connu pour son double discours et son accointance avec les franges les plus radicales de l'islam.
Et surtout, quoi que l'on pense du personnage, que vient faire une conférence sur “l'islam aujourd'hui" dans un festival de musique, fût-elle orientale? A part une lubie incompréhensible d'Alain Weber, le directeur artistique qui est pourtant d'habitude de jugement plus sûr, je ne vois pas d'autre explication à ce "point noir" qu'une intrusion du politique dans la programmation. Hervé de Charette, député Nouveau Centre et maire de Saint-Florent-le-Vieil, mais aussi président de l'Institut français de finance islamique, y aurait-il été de son grain de sel? Dans tous les cas, il y a des moments où devrait seul régner le symbolique, et où le politique devrait avoir la sagesse de s'éclipser.

vendredi 12 février 2010

Et in Arcadia ego

Le Temps des Grâces, de Dominique Marchais

Lundi dernier, je lisais cet article dans le Monde : Pour la première fois depuis 150 ans, la forêt ne gagne plus de terrain en France. La raison principale en est qu'un terrain vide consacré à la culture prend de la valeur avec la construction, valeur qui peut en être multipliée par 50, voire 300 en région parisienne. Par un heureux hasard, un film exemplaire est sorti cette semaine sur un sujet connexe : "Le Temps des Grâces", ou comment la France a saboté plus de 2000 ans d'héritage agricole en l'espace de 50 ans . Un documentaire efficace qui dresse le portrait effrayant de la course aux gains de productivité agricole, et la mort programmée d'une richesse ancestrale inestimable. Il ne s'agit pas du tout d'un documentaire "artistique", comme Raymond Depardon avec sa série des Profils Paysans, mais bien d'une démonstration classique, avec paroles de paysans et discours d'experts, et même quelques interventions lyriques de Pierre Bergounioux, qui permet de comprendre comment on en est arrivé là, et comment on peut s'en sortir - ou non. Si le film n'évoque pas directement le sujet traité par Le Monde, il en est question en filigrane, de manière très éclairante. Vous comprendrez le titre de ce billet en allant voir le film, que je vous conseille vivement.

lundi 1 février 2010

La Guillette


La maison de Maupassant à Etretat, que l'auteur à lui-même baptisée fort à propos "La Guillette", ne sera pas un musée. Toujours annoncée en vente sur le site, elle vient en fait d'être vendue à un particulier pour 600.000 euros, la municipalité traînant des pieds depuis plusieurs mois pour en faire l'acquisition. C'est dommage, car elle aurait pu rejoindre le circuit de la Route des Ecrivains, qui regroupe les maisons, de Mallarmé, Chateaubriand, Maeterlinck, Aragon etc.

Dans la même veine, c'est le Musée Tourguéniev à Bougival qui est en danger, une partie du parc étant convoité par des promoteurs immobiliers, avec l'appui des décideurs locaux. Vraisemblablement le raffermissement de l'identité française peut très bien se passer de la valorisation de son patrimoine national.

dimanche 10 janvier 2010

Le métier de correcteur

La chose est suffisamment peu courante pour être signalée: un article récent sur le métier de correcteur (qui est, entre autres, celui de votre serviteur), article qui explique assez bien pourquoi le métier est en crise malgré son importance centrale dans le monde de l'édition.
Seuls bémols:
1. L'article met l'accent sur les publications littéraires, qui ne sont qu'une partie de la production éditoriale échue aux correcteurs... mais il est vrai que du fait de la notoriété de l'écrivain de littérature, dont le style est censé être inaliénable, l'exemple de la correction littéraire est particulièrement frappant: le métier de correcteur y apparait d'autant plus invisible que la place de l'auteur y est prépondérante.
2. La conclusion sur "la faute à Internet et aux portables" est tout à fait approximative, la réduction du nombre de corrections accordées à un manuscrit étant le plus souvent la conséquence de la soumission du monde de l'édition à une échelle de rentabilité qui n'est pas la sienne... mais celle de Dassault, Bouygues, Lagardère, Seillère et autres grands possesseurs de groupes d'entreprises qui rachètent d'année en année les maisons d'édition et les groupes de presse, et leur font par conséquent subir des taux de rentabilité auxquels ils n'ont pas l'habitude d'être soumis. "La faute à Internet et aux portables", c'est tout à fait vrai pour la presse, ça l'est beaucoup moins pour l'édition, qui était jusque dans les années 1990 un secteur tout à fait "rentable", mais dont l'appropriation par les grands groupes financiers dénature les objectifs financiers et les logiques de profit qui lui étaient jusqu'ici habituelles — dénaturation qui se répercute naturellement sur les stratégies éditoriales, et par suite sur la qualité des livres publiés. Le problème actuel des maisons d'édition au regard du marché, ce n'est pas tant qu'elles ne soient pas rentables, mais qu'elles ne le soient pas assez.

Merci à Langue sauce piquante d'avoir signalé cet article.

vendredi 30 octobre 2009

Petit cours sur Daumier

Aujourd'hui, c'était cours sur la lithographie. La dernière partie de mon cours portait sur Daumier, et je voulais aborder deux images en particulier: Gargantua et La Rue Transnonain. Deux images classiques, très connues, et caractéristiques de la caricature politique à l'époque de la monarchie de Juillet. Mais, je ne l'ai pas fait exprès, les rapprochements avec la situation actuelle se sont faits d'eux-mêmes.


Dans la première estampe, Gargantua, Daumier représente Louis-Philippe en ogre qui dévore les écus arrachés au peuple miséreux, et qui sont ensuite transformés en médailles et décorations pour les proches du pouvoir qui se disputent, sous la chaise percée de Louis-Philippe, les déjections du monarque. Daumier fut condamné pour cette estampe: 6 mois de prison pour incitation à la haine envers le monarque. Le rapprochement avec aujourd'hui où l'incitation à la haine contre le monarque est une constante épée de Damoclès au-dessus de la liberté de la presse s'est fait tout naturellement.

Ensuite, La Rue Transnonain, qui représente avec sobriété les conséquences d'une bavure policière qui eut lieu le 14 avril 1834 au cours d'une émeute populaire déclenchée par la loi liberticide contre l'association. Enfin, je n'ai pu m'empêcher de rappeler que c'est sous Louis-Philippe qu'a été réalisé le premier musée d'histoire de France célébrant la gloire nationale, à Versailles, et donc de souligner un autre point de convergence...

Oui, Daumier est d'actualité, et il n'est pas inutile de parler de vieilleries du XIXe siècle. Mais non, le Louis-Philippe d'aujourd'hui n'est pas une poire.

mardi 14 avril 2009

Quand Rackham influence la mode d'aujourd'hui...

Un bleu splendide que Dulac n'aurait pas renié non plus.

La nouvelle coqueluche de la mode new-yorkaise, Jason Wu, ne cesse de répéter ici et que son inspiration vient en grande partie des illustrations d'Arthur Rackham. Il est vrai que Rackham dessinait de très jolies robes, et il est agréable de voir que sa veine romantique fait encore des émules: Michelle Obama a choisi une robe du jeune créateur, en janvier dernier, pour la cérémonie d'investiture de son mari. Je préfère largement ça, en tout cas, aux costumes trop grands et clinquants de notre président à nous.

lundi 16 mars 2009

Du travail à l'université

Désolé, en ce moment, entre le bouclage d'un article en fin de post-doctorat et quelques préparatifs de vacances, je n'ai pas trouvé le temps (ni l'envie, à vrai dire) de tenir ombres vertes. Juste un petit mot, donc, pour renvoyer encore une fois à ce qui se passe dans les universités en ce moment, et qui pourra toujours intéresser ceux de mes lecteurs qui ne sont pas trop au fait de ce qui s'y passe, et qui ne suivent les manifestations que de loin.

Depuis la fin janvier, et notamment depuis le discours dévastateur et insultant du 22 janvier, on assiste à des manifestations à répétition, une grève continue et parfois des bloquages dans l'ensemble des universités françaises, qui ont pour but de protester contre une réforme qui ne fait que donner de nouvelles charges et surtout de nouveaux tracas à des enseignants-chercheurs qui sont déjà en sous-effectifs et surchargés de travail. Les doléances sont évidemment tout autre que corporatistes: il s'agit de critiquer une réforme qui n'a absolument ni queue ni tête, qui a été "pensée" par le ministère à la va-vite et sans aucune concertation avec les acteurs concernés, et qui risque tout simplement de mettre en péril l'université française. D'autres spectres plus sérieux se profilent à l'horizon, comme le facteur H qui commence à pointer le bout de son nez en France, et auprès duquel le classement inepte de l'AERES fait figure de douce tranche d'humour gaulois. Si le facteur H s'installe dans les pratiques académiques, ce ne sera pas l'université française qui en pâtira, mais la science en général, et au niveau mondial.

A un niveau plus national et de manière plus concrète, pour suivre l'actualité du mouvement et essayer de le comprendre en profondeur, rien de mieux que les sites de SLU ou de SLR, certes partisans, mais qui ont au moins le mérite de donner le maximum d'informations et de ne pas donner dans le genre ô combien désormais habituel de la "communication" et de la xyloglossie. Et pour ceux qui croiraient encore qu'être enseignant-chercheur à l'université, en France, c'est se la couler douce avec six mois de vacances, trois témoignages pour faire réfléchir: un billet de Pierre Jourde, une tentative intéressante de Yoric d'exploiter la forme de journal du blog pour rendre compte presque heure par heure de son emploi du temps de fainéant de chercheur, et enfin, de manière plus... humoristique, le blog de la grosse feignasse, création littéraire d'une (ou de plusieurs?) enseignante(s)-chercheuse(s) en littérature.
Il est parfois désespérant de constater la lente dégradation de la société française, qui est laissée aux mains de gens qui font de la communication au lieu de faire de la politique, qui ne laissent pas une année sans tenter de réformer, sans suite ni raison, et sans autre motif que de paraître politiquement actif, un système d'enseignement qui n'est certes pas exempt de défauts mais qui reste l'un des meilleurs du monde. Le but étant bien évidemment d'agiter les bras en tout sens pour faire croire qu'on fait quelque chose, et de rivaliser de langue de bois, voire (et de plus en plus souvent) de désinformation, pour faire croire que ce qu'on fait est utile et de bon sens. L'équivalent du facteur H, en somme: je parais donc je suis. J'ai parfois l'impression que lutter contre la mainmise de la communication sur la politique revient à lutter contre un moulin à vent. Sur ce, je pars m'exiler avec Cervantès et Walt Whitman dans le Lot et la Corrèze pendant 15 jours, à l'abri de ma webomanie galopante, et dans l'espoir d'oublier pendant un temps cette sinistre farce.

mardi 27 janvier 2009

Sape de l'université et appel à la grève

Je ne peux décemment pas ne pas relayer l'appel à la grève du 2 février (et avant, du 29 janvier), et informer mon (faible et déjà en grande partie informé) lectorat que le gouvernement envisage sérieusement de démanteler le CNRS (une autre réaction ici) et ainsi de paralyser de larges pans de la recherche française. Sans parler même de l'affaiblissement conjoint de l'enseignement, que ce soit à l'université ou dans le secondaire... D'habitude je ne parle pas de politique, mais là, l'affaire est trop grave pour ne pas participer au buzz (par ailleurs assez limité dans les médias traditionnels).
On pourra penser que le sujet est de peu d'importance par rapport à d'autres sujets d'actualité comme la tempête dans le Sud-Ouest ou la guerre Israël-Palestine... Certes. Mais il ne faut pas non plus oublier que ce sont la recherche et l'innovation qui feront l'industrie française de demain, et donc sa compétitivité dans un contexte mondial très concurrentiel, surtout en période de crise. Et quand je parle d'industrie, c'est au sens large: je parle également de l'industrie culturelle et du tourisme, qui sont l'un des principaux secteurs économiques de l'hexagone, et qui s'appuient en grande partie sur les apports de la recherche en sciences humaines. Il ne s'agit donc pas d'un problème à proprement parler urgent, comme celui des destructions climatiques dans le sud de la France ou de la guerre au Moyen-Orient, mais la fièvre de destruction du gouvernement oblige à le considérer comme tel.

samedi 1 novembre 2008

Plagiat sur droits d'auteurs

Je ne fais que rapporter une information déjà colportée par Pierre Assouline, mais le fait divers est trop amusant pour ne pas être partagé : Bernard Edelman, éminent spécialiste du droit d'auteur, auteur du "Que sais-je?" sur la propriété littéraire et artistique, s'est lui-même fait récemment accuser... de plagiat dans l'un de ses livres, où il aurait oublié de mettre des guillemets à une longue citation d'une thèse de Laurent Pfister sur l’histoire du droit d’auteur. L'accusatrice est une enseignante-chercheuse en lettres de l'université de Tours, Hélène Maurel-Indart, elle-même spécialiste de ces questions, qui avait formulé ses accusations dans un livre publié aux éditions de la Différence, Plagiats, les coulisses de l'écriture. Bernard Edelman l'avait attaquée en diffamation, et le tribunal de grande instance de Versailles vient de débouter sa plainte, donnant ainsi raison à Hélène Maurel-Indart.
Les emprunts non référencés sont une pratique malheureusement récurrente dans les milieux universitaires, mais l'affaire est d'autant plus étonnante qu'il s'agit là d'un plagiat d'une thèse sur le droit d'auteur par un spécialiste de la propriété intellectuelle... Plus de détails sur le site de l'@mateur d'idées. Il est vrai qu'on ne demande pas forcément à un philosophe d'être sage, ni à un historien de l'art d'avoir bon goût... mais de là à enfreindre les règles qu'on enseigne, il y a des limites !

lundi 15 septembre 2008

Kelmscott Press

En ce moment, je prépare un petit cours sur l'impression de l'image et du texte au XIXe siècle, de Didot à Morris. Qu'est ce que c'est beau les productions de la Kelmscott Press de William Morris! Je sais que c'est un peu réactionnaire d'aimer les recréations néogothiques victoriennes des livres imprimés du XVe siècle, mais on ne peut pas nier que William Morris avait le sens de la mise en page. C'est même plutôt bien que le texte, sur deux colonnes, ne soit pas justifié mais ferré à gauche, ça laisse un peu de blanc à la page, ce qui évite d'accentuer l'effet de masse déjà obtenu par une décoration surchargée des bordures et des lettrines (cliquer sur l'image pour la voir en plus grand).

Burne-Jones (illustrations), Morris (typo, lettrines et bordures), The Works of Geoffrey Chaucer, Kelmscott Press, 1896.

Je pense que politiquement (il ne faut pas oublier qu'il était socialiste militant), William Morris, de nos jours, aurait été dans le camp de la décroissance: contre le Grand Capital, on revient aux méthodes de production de «nos ancêtres», on revalorise l'artisanat, la qualité au lieu de la quantité, on lutte pour de bonnes conditions de production (comme pour le commerce équitable, qui est une version mondialisée de la conscience de classe propre à la culture ouvrière syndicale... sauf qu'elle ne vient pas des mêmes acteurs), etc. «William Morris, un prototype de la culture bobo?» Un beau titre de communication, ça, il faudra que je me penche là-dessus.

The Recuyell of The Historyes of Troye (Raoul Lefèvre, trad. William Caxton), Kelmscott Press, 1892.

Admirez ça, si ce n'est pas une bonne idée d'imprimer les têtes de chapitre en rouge! Depuis les années 1980, on est dans une culture moderne qui fait du vide autour du texte, et qui privilégie les outils de la position du texte, de sa taille, et du blanc de la page pour mettre en valeur les éléments paratextuels (titre, note, changement de paragraphe, etc.). Mais dites-moi, ça n'a pas plus de gueule de tout garder au même corps et de ne pas faire d'interligne, et d'utiliser tout simplement des encres de couleur différente pour désigner ce qui n'appartient pas proprement au texte? Ca serait intéressant d'utiliser des couleurs pour imprimer le texte dans l'édition «courante», non? Je suis sûr que des tentatives modernes ont été faites, mais jamais dans des livres de grande diffusion. En général on se cantonne au noir. C'est bien le noir. Mais un peu de rouge de temps en temps, ça ferait du bien, dans nos livres de poche (à condition que ce soit un beau rouge, bien sûr).

mercredi 28 mai 2008

A quoi servent les sciences humaines?

Le dernier numéro de la Revue internationale des livres et des idées fournit des éléments de réponse à cette épineuse question. Je viens de découvrir cette revue, qui me faisait de l'oeil dans le kiosque de mon marchand de journaux, et c'est une très bonne découverte. La formule est celle d'articles très poussés, à la limite de l'essai, commentant des ouvrages de sciences humaines (littérature, histoire, philosophie, anthropologie, politique...) récemment sortis. Avec une dimension internationale, qui reprend des recensions de livres faites par exemple dans la London Review of Books ou la New York Review of Books ; et avec un engagement politique nettement marqué à gauche, tendance Monde Diplomatique, c'est-à-dire gauche critique et intellectuelle, pas gauche populaire, caviar ou nécessairement revendicatrice. Une espèce de mélange audacieux, donc, entre la ligne internationale du Courrier International et la ligne politique (et esthétique, dans la maquette et l'iconographie) du Monde Diplomatique.
Au sommaire du n°5, je conseille entre autres (je n'ai pas tout lu!) l'article d'Alain de Libera qui concerne la récente polémique Gouguenheim sur la question de la réception d'Aristote dans l'Occident médiéval, et de la place de la civilisation arabe dans ce transfert culturel. Alain de Libera répond très intelligemment et très vigoureusement à Gouguenheim, qui l'avait directement attaqué dans un article du Monde ; Alain de Libera avait proposé un texte au quotidien en manière de droit de réponse, celui-ci l'a refusé, la RILI l'a publié.

Et puis tout un ensemble d'articles sur la question de l'utilité des études littéraires et la pertinence de leur orientation actuelle (par Yves Citton, sur Todorov, Bouveresse & alii., excellent article que je conseille à tous les étudiants et professeurs de lettres), sur la question des implications idéologiques des études post-coloniales (par François Cusset, sur Jean-Loup Amselle), sur la pléthore des récentes parutions sur mai 68 (par Xavier Vigna), etc. Des articles longs, très bien documentés, qui donnent envie de plonger plus avant dans le débat, de lire, de s'informer. L'abord n'est cependant pas aisé: les articles sont touffus, parfois techniques. On lit cette revue comme on lit le Monde Diplomatique, c'est-à-dire comme une revue, pas comme un magazine ou un journal qu'on jette après usage. Et même si on n'est pas d'accord avec la ligne politique adoptée, cette revue reste d'une excellente tenue intellectuelle. Même le Figaro y a vu un adversaire honorable, c'est dire!
***
(A ceux qui se demandent pourquoi j'ai mis un tableau de Rothko en illustration de cet éloge en règle de la RILI (qui en passant dispose également d'un blog), c'est pour faire comme eux : la RILI a pris le parti, emprunté visiblement au Monde Diplomatique, d'illustrer les articles par des images, souvent abstraites, qui n'ont rien à voir avec le contenu de l'article qui se trouve en vis-à-vis. Ca doit être un truc de la gauche critique qui veut déconstruire le rapport texte-image pour subvertir notre rapport politique et langagier au monde. C'est rigolo en tout cas. Et puis j'aime beaucoup Rothko.)

samedi 10 mai 2008

Tarte à la crème et papillon

Il y avait la crème de la crème de nos politiques, mercredi dernier à Lille Grand Palais, pour "le rendez-vous des européens". Une journée complète dédiée à l'Europe, avec divers ateliers (l'éducation, les médias, la culture, la mémoire, la mobilité des jeunes, internet), diverses interventions et débats.
Jean-Pierre Jouyet, secrétaire d'état chargé des Affaires Européennes, a répondu aux questions de Pierre Sled (oui, celui-là même qui présente l'émission "l'été de tous les records"!). C'était assez bien calibré, avec une langue de bois de la plus noble espèce qui a mis tous le monde dans un demi-sommeil. Sans doute l'assistance attendait-elle un soubresaut avec l'arrivée de Cohn-Bendit, prévue pour le débat suivant. Mais le bougre n'est pas venu. Dommage, j'aurais bien voulu voir à quoi ressemble cet ex-militant surexcité à la verve légendaire.


Au lieu de ça nous avons eu droit à une petite valse entre Xavier Darcos, Rama Yade, Anna-Marie Lizin (sénatrice belge) et Philippe Starck ; Cohn-Bendit a été remplacé par Gottfried Langenstein, président d'Arte. Sujet : "le défi de la refondation".


Comme à leur habitude, les politiques purs ont tenu des propos totalement abscons, ce qui ne mérite aucunement que je revienne là-dessus. En revanche, ce débat a permis de donner la parole à deux personnalités du paysage culturel, dont je connaissais davantage le nom que les opinions : Starck et Langenstein. Deux personnalités, deux façons opposées d'aborder le thème de la culture en Europe.
Couverture de Pierre Doze, Starck by Starck, Taschen, 2003


Philippe Starck, connu pour ses réalisations dans le domaine du design, est venu en tant que "directeur artistique de la présidence française de l'Union européenne" (appelé par Bernard Kouchner). En France, on aime les tartes à la crème. Celle-là dépasse toutes nos espérances. J'ai rarement entendu un homme placé à ce niveau de responsabilité débiter de telles niaiseries en tout franchise. Par exemple, quand on lui demande s'il y a une identité artistique aujourd'hui en Europe, le designer explique qu'il ne pense pas cela, parce qu'en Europe nous avons des tribus, lesquelles tribus se retrouvent tout autant à l'extérieur qu'à l'intérieur de l'Europe... Mince, où ai-je mis mon tomahawk? Au cours du débat (résumé ici), l'homme s'est dépensé sans compter, ne faisant que trahir toujours plus auprès de l'assistance le vide sidéral non seulement de ses propos, mais surtout de sa pensée.
Devant ce triste spectacle qui n'a bluffé personne (applaudimètre à zéro, c'est dire), un homme s'est fortement démarqué par une humanité et une sincérité à fleur de peau, qui ont profondément touché et enthousiasmé le public. Je voudrais à ce propos remercier Cohn-Bendit de n'être pas venu, il m'a ainsi permis de découvrir une personnalité absolument extraordinaire, qui donne enfin un souffle au mot "culture". Cet homme, c'est Gottfried Langenstein, président d'Arte.

Gottfried Langenstein

Cet Allemand au CV particulièrement impressionnant a certainement tenu les propos les plus intelligents du débat (avec Anne-Marie Lizin). Les mains tremblantes d'émotion, il a parlé bien sûr de sa chaîne, de son parcours personnel, mais surtout des valeurs de l'Europe. Si l'Europe veut reposer sur des fondements communs, c'est vraisemblablement par les valeurs que cela passe, et par la défense de ces valeurs face aux autres grandes puissances. Mais loin de sombrer dans la béatitude, il a rappelé aussi avec force exemples (le Tibet notamment) qu'il ne s'agit pas juste de proclamer ces valeurs, mais aussi de dénoncer les exactions commises par l'Europe elle-même. Parallèlement, il a insisté sur l'inutilité complète d'une Europe purement administrative qui fait l'impasse sur l'importance de chaque citoyen dans la contruction européenne. Afin de me dégager de toute suspicion de faiblesse subjective, je vous renvoie au très sérieux compte-rendu du site Nonfiction dans lequel il apparaît clairement que Langenstein a été l'un des seuls intérêts de cette rencontre. Bref, une pensée palpitante, en marge de ce que l'on entend habituellement avec nos politiques imbus d'eux-mêmes.
Je pense que Langenstein a une vision extraordinairement juste et constructive de l'Europe. Il représente pour moi une perle rare, une voix enfouie en chacun de nous qui ne demande qu'à papillonner, pour accéder à un monde plus humain et plus responsable (Nonfiction.fr parle d'un "universaliste", mais je n'aime guère ce mot) . Il incarne, en quelque sorte, une sorte d'espoir, on se dit "ah, mais finalement des gens de qualité peuvent peut-être accéder à la scène publique...?"


N'attendons en tout cas rien de la présidence française de l'Union Européenne, en ce qui concerne la culture et les arts ; en revanche, vivement la présidence allemande, si Langenstein pouvait remplacer Philippe Sta... Philippe comment, déjà?

mardi 15 avril 2008

Storytelling Inc.

La sortie du livre n'est pas récente, mais la récente discussion sur les chaman d'entreprises m'a rappelé l'existence de l'ouvrage Storytelling de Christian Salmon, publié l'année dernière aux éditions La Découverte. Ou comment récupérer l'art du conte dans le management d'entreprise. Comment, transformer des employés en des auditeurs d'une jolie histoire qui permette de justifier toutes les injustices en terme de droit du travail ou de liberté de penser. L'ouvrage est très critique, vous vous en douterez. Christian Salmon n'hésite pas à comparer la vogue américaine pour ces pratiques de coaching et de management, à l'instauration d'un "nouvel ordre narratif".

Le monde de l'entreprise (et de la grande entreprise en particulier) est un monde du silence. C'est un monde absurde, kafkaïen, où la communication fait complètement défaut si elle n'a pas pour but l'entreprise elle-même. La communication en entreprise est trop peu souvent étayée sur quelque chose que trop souvent on tend à oublier: les rapports humains. Et pour apprendre à se comporter en humain avec son voisin, c'est peut-être un peu simple, mais ça aide d'avoir une culture commune. Et c'est justement à ça que servent les humanités (la littérature, les arts, l'histoire): à construire et enrichir les rapports humains.
Le constat est dur pour le monde de l'entreprise: n'arrivant pas à faire émerger naturellement les rapports humains, il se voit contraint, s'il ne veut pas s'écrouler ou s'étioler dans ses propres dissensions internes, de les recréer artificiellement. L'émergence des métiers de chaman d'entreprise, de storyteller ou même de coach pour les cadres montre bien, en ce sens, à quel point le monde de l'entreprise va mal. Les employés se voient tellement aliénés par celui-ci qu'ils ne peuvent plus construire par eux-mêmes une identité culturelle ou même une motivation personnelle. C'est à l'entreprise elle-même de s'en charger. S'ensuit une complète déréalisation du monde, qui passe par une déresponsabilisation des individus: ce ne sont plus les employés qui font l'entreprise, mais l'entreprise qui fait les employés.

Dans ces conditions, je ne vois qu'une seule solution: lutter pour la survie des humanités. Ces humanités que certains veulent faire disparaître, et qui font que oui, je peux parler de la Princesse de Clèves avec la boulangère du coin. Et pas seulement parce qu'un storyteller nous aura réunis tous les deux pour nous raconter l'histoire de la Princesse de Clèves, ceci afin que l'on apprenne à mieux se connaître à travers une histoire, et qu'on puisse ensuite avoir un meilleur rapport vendeur-client.
Non, si je veux pouvoir parler de la Princesse de Clèves avec ma boulangère, ce n'est pas pour avoir un meilleur rapport vendeur-client, mais c'est parce qu'on aura étudié ce roman tous les deux à l'école, qu'on en aura connu deux approches différentes du fait de deux enseignants différents, et parce que l'un l'aura aimé et l'autre non, parce que l'on aura quand même été tous les deux sensibles à tel ou tel aspect de l'oeuvre, ou bien au contraire parce que l'on en aura apprécié des moments différents. Parce que l'on a chacun une histoire différente, mais que l'on possède tous une culture commune: aux quatre coins de la France, où que l'on habite, on a lu Chrétien de Troyes en classe de 5e. Et que cette culture commune n'a pas pour but une quelconque croissance économique, mais a pour fonction de donner les bases indispensables à une vie en paix et en bonne intelligence avec son prochain. Comme dans les contes, mais en vrai.

MàJ:
Du grain à moudre dans la même veine, mais plus politique. A nous de nous réapproprier les histoires, et de ne pas croire dur comme fer à celles qui nous sont laissées en pâture. Ainsi qu'une critique assez forte du livre de Salmon, qui m'a semblé très intéressante. Et en tout cas absolument nécessaire pour se faire une idée sur la question.

vendredi 15 février 2008

"Vers une religion civile de la Shoah"

Je ne trouve pas de meilleur commentaire à faire sur cette sinistre farce, que celui de Georges Bensoussan.
Une seule chose à rajouter, peut-être: la pénible et dangereuse habitude politique actuelle, de confusion des concepts de mémoire et d'histoire.

jeudi 10 janvier 2008

Bibliothèques en feu

Un récent billet de Pierre Assouline m'a amené à découvrir une réalité particulièrement alarmante: on brûle des bibliothèques en France. En banlieue "bien sûr", et pas pour des raisons d'obscurantisme religieux, comme cet été avec l'affaire Pascal Quignard.
Et pourquoi, alors que la bibliothèque est l'un des rares lieux publics d'accès gratuit où la discrimination est en principe absente? Car bien qu'un visage inoffensif, la bibliothèque présente encore un visage, celui de l'institution et de l'Etat, de l'autorité qu'on regarde avec méfiance dès lors qu'elle n'intervient pas directement sur le bien-être matériel de l'individu. Ce rejet des bibliothèques coïncide également, au moins partiellement je pense, à un rejet vis-à-vis de la culture de l'écrit, qui semble d'autant plus étrangère aux adolescents qu'ils savent de moins en moins bien lire, et que la lecture est devenue une activité marginale, qui passe après le désir d'un travail, d'une voiture et d'une télévision.
Non que la population des banlieues soit contre la culture écrite, il n'y a pas d'obscurantisme de classe, c'est plus compliqué que ça. Mais elle est en attente d'autre chose de la part de l'institution. La situation est à l'image de la bibliothèque d'Alexandrie: on ne sait pas exactement pourquoi la bibliothèque a brûlé, mais on se bat pour que ça ne recommence pas.

mardi 23 octobre 2007

Guy Môquet

Très beau billet de Pierre Assouline sur le problème de la lecture de Guy Môquet. Je ne veux pas ajouter encore une pierre à l'édifice anti-Sarkozy, mais juste souligner à quel point je trouve grave qu'on puisse même se poser la question de savoir s'il faut obliger les professeurs d'histoire-géographie à lire cette lettre.
On se croirait sous la IIIe république, mais pas la meilleure, celle de Maurice Barrès visiblement, qui remporte les suffrages d'Henri Guaino, l'une des principales plumes de notre président. Ma IIIe république est celle de l'instruction citoyenne, pas celle de la communion charnelle avec la nation. Il ne s'agit pas de qualifier M. Guaino de raciste, mais de nationaliste dans le pire sens du terme. La nation est une construction idéologique, est-il nécessaire de le rappeler? Pas une entité avec laquelle on fait corps. On croirait retrouver le vocabulaire ontologique des théologiens...
Il n'est pas question que la laïcité française se transforme en une nouvelle religion, et que l'Etat français devienne une église. Soit pour les cérémonies, mais pitié, ne les transformons pas en rituels. Le folklore républicain a servi en son temps, et depuis les trente glorieuses j'ose espérer qu'on n'en soit pas rendu à venir s'agenouiller devant la Sainte Marianne, et à brandir la Déclaration des Droits de l'homme comme un texte sacré. Et qu'on ne fasse pas de Guy Môquet un martyr, mais une figure historique, qui certes a valeur de symbole, mais n'a pas lieu d'être sacralisée. Non, la nation n'est pas un sujet politique fondamental. Ceci dépend, toutefois, de la conception qu'on a de la politique. Si on reste sur les acquis du XIXe siècle, c'est sûr que M. Guaino a toute sa place.
Je me suis trouvé plus long que je ne l'aurais voulu. Juste préciser, donc, qu'il serait temps de réviser ses classiques, et de comprendre que le cours d'histoire n'est pas un cours de catéchisme civique.

jeudi 16 août 2007

Iconoclastes

La deuxième chaîne publique de Russie, Rossia, a manipulé les images du reportage sur la récente expédition sous-marine sous l'Arctique.


Décidément, ces russes, ils ont la manie de la manipulation photographique... on se souviendra du camarade Staline, qui avait fait enlever la figure du traître Trotsky des photographies où il apparaissait en compagnie du père de la Révolution, Lénine.


Est-ce qu'on assisterait, toute proportion gardée, à un nouveau type d'iconoclasme? Les iconodules aimaient à penser que les images du Christ étaient l'empreinte directe de la réalité divine, car elles étaient la copie fidèle d'une image archétypique du fils de Dieu, comme le Mandylion d'Edesse, ou la Vera Icona, qui n'étaient pas faites de la main de l'homme (achéiropoiète).
La photographie est-elle même réputée, à raison, comme une empreinte directe de la nature. Mais également, à tort, comme une empreinte fidèle de la nature. La manipulation de ces photographies ne pourrait-elle, dès lors, être considérée comme une espèce d'iconoclasme moderne?
Une telle manipulation suppose, de même que chez les iconoclastes, le refus du principe de la vérité des images. Mais autant ce refus avait, au VIIIe siècle ap. J-C, des raisons théologiques, autant il est le fruit, à notre époque, d'un simple cynisme qui ne se contente pas de détruire les images compromettantes par souci de vérité, mais se complaît au contraire dans l'illusion d'un empire fondé sur le mensonge.