dimanche 29 juin 2008

Crowley, Crowley, Crowley

Je pensais que l'intrusion d'Aleister Crowley au centre Georges pompidou relevait de l'accidentel, que c'était un événement sans lien avec d'autres... mais non, c'est à un véritable (même si très marginal!) engouement que l'on assiste actuellement à Paris. En lien avec l'exposition Traces du Sacré, une exposition de peintures de Crowley, retrouvées près de son "abbaye de Thélème" près de Cefalu, en Sicile, prend place au palais de Tokyo pendant un mois. Sauf que c'est pendant le mois de juin, et que le dernier jour, c'est aujourd'hui! Alors hâtez-vous si vous êtes intéressé, sachant que le Palais de Tokyo est ouvert de midi à minuit.

Crowley est loin d'être un grand peintre, mais ses oeuvres sont si rarement l'objet d'une exposition qu'il faut aller y faire un tour. Il y a notamment sa canne en bois sculpté, qui provient d'une collection particulière: autant dire que vous n'aurez quasiment plus l'occasion de voir autrement qu'en photo la canne du grand mage...
Je suis moi-même allé hier au palais de Tokyo, sur le conseil d'un ami avec qui j'assistais vendredi soir à la dernière soirée des concerts organisés pour John Zorn, à la Cité de la Musique. Dixit cet ami (je n'ai pas assisté aux autres soirées), c'était l'une des meilleures représentations de la semaine, avec le mardi soir, pour le concert "The Dreamers" avec Marc Ribot. La soirée Painkiller- Necrophiliac, avec Mike Patton, était semble-t-il décevante. En tout cas, celle de vendredi soir, intitulée "Magick", était à tomber par terre.
John Zorn

Pour une fois, John Zorn n'était pas sur la scène, et on a eu droit à un ensemble de compositions pour instrumentations classiques, toutes à thème occultiste... dont la dernière était interprétée par le Crowley Quartet. Il semble donc que l'influence de Crowley sur la musique ne se limite pas à la scène rock de Los Angeles des années 1970, ou encore à Throbbing Gristle, mais qu'il inspire également la musique savante, à travers un compositeur comme John Zorn.

Pendant la soirée, il y a eu d'abord un trio de violoncelles, pour une pièce intitulée "777", dédiée à John Dee, le célèbre kabbaliste anglais du XVIe siècle, puis "Gri-Gri", une pièce néo-chamanique pour percussions, avec le talentueux William Winant aux commandes. Ensuite, "Sortilège", pour deux clarinettes basses, et "fay ce que vouldras", une oeuvre pour piano seul interprétée par Stephen Drury, très impressionnant: je n'ai jamais vu un piano torturé et caressé de la sorte, avec une telle maîtrise. Enfin, "Necronomicon", la pièce la plus crowleyienne, interprétée par le Crowley Quartet, 3 violons et un violoncelle, a achevé de me convaincre du génie de John Zorn, et de la virtuosité de ses interprètes.

Un article sur Rue 89 nous dit que l'exposition du palais de Tokyo n'est qu'un avant-goût d'une prochaine exposition qui serait organisée sur les rapports entre arts d'avant-garde, occultisme et contre-culture rock... je ne sais pas d'où l'auteur a tiré cette information, dont il ne donne pas la source. Ca ressemble en tout point à l'exposition Traces du sacré: je me demande si Jean-Yves Camus, l'auteur de cet article, n'aurait pas pris cette dernière pour un "projet à venir", allez savoir pourquoi. En tout cas, si M. Camus ne se trompe pas, et qu'une nouvelle exposition sur ce sujet est organisée, ça vaudra vraiment le coup d'aller y faire un tour. A suivre...

jeudi 26 juin 2008

Le fantôme de Louise Labé

Le spectre d'une des plus grandes poétesses françaises du XVIe siècle hante encore, deux ans après la sortie du livre de Mireille Huchon, les ondes de France Culture. Hier matin, dans l'émission d'Emmanuel Laurentin, un débat assez vif s'est tenu entre Mireille Huchon et Eliane Viennot, deux spécialistes de la littérature du XVIe siècle, sur la question de l'authenticité des oeuvres poétiques de Louise Labé. La thèse de Mme Huchon est que la poétesse serait une "créature de papier", et que son oeuvre aurait été écrite par un cercle d'écrivains lyonnais rassemblé autour de Maurice Scève, qui se seraient ainsi amusé à parodier l'écriture d'une femme, et à en faire l'éloge paradoxal.

Le débat fait "rage" depuis deux ans autour du livre de Mireille Huchon, qui, publié chez Droz, a reçu à sa sortie l'approbation de Marc Fumaroli... qui est un dix-septièmiste. La plupart des spécialistes de la poésie du XVIe siècle, à l'inverse, ne sont pas du tout convaincus par l'érudition déployée par Mme Huchon: ils ne voient dans son argumentation qu'un "faisceau de conjectures", et déplorent l'absence de preuves matérielles qui permettraient d'étayer sa thèse. Je ne suis pas spécialiste du sujet, mais mes discussions avec Pernette m'ont à peu près convaincu que Mireille Huchon s'est embarquée dans un navire bien fragile... le vaisseau fantôme, sans doute.

Pour ceux que la polémique intéresse, je renvoie à cette page d'articles sur le sujet, parus dans la presse ou non. Au lieu, donc, de m'enfoncer dans un terrain d'érudition que je ne connais que trop peu, je voudrais simplement insister sur les implications idéologiques d'un tel débat.

Le féminisme, d'abord: il s'agit de l'oeuvre d'une femme, à une époque où bien peu avaient accès à l'écriture. La proposition de Mme Huchon est de dire que cette femme de condition relativement modeste, une courtisane selon certains témoignages, n'a pas eu accès, sinon à l'écriture, du moins à une écriture poétique complexe et aux références littéraires très savantes qui jalonnent ces poèmes. Ce qui est une manière à la fois de stigmatiser le vilain patriarcat du XVIe siècle, et de refuser toute possibilité, pour une femme "de condition modeste", d'avoir eu le cran et surtout les compétences littéraires pour écrire une oeuvre d'exception. Alors que le point de vue "traditionnel" considère l'oeuvre de Louise Labé comme un exemple précurseur d'oeuvre "féministe", dans le sens où elle parle d'amour, et d'amour féminin en particulier, avec une liberté inhabituelle dans les écrits des femmes de l'époque. Redécouverte de la poétesse grecque Sappho, et tout ça.Ce qui nous amène au second point, les tripes. Il s'agit de poèmes d'amour extrêmement "charnels", qui relèvent d'une "poésie du ventre" plutôt que d'une "poésie de la tête", pour reprendre les termes de François Solesmes. Mireille Huchon tend, au contraire, à penser que leur simplicité n'est qu'apparente, puisqu'elle ne serait qu'un artifice dû à des poètes masculins qui se jouent des fantasmes féminins. «C'est un texte artificiel, dit-elle, bien éloigné de ces accents de sincérité absolue que l'on a cru y lire.»
On voit bien comment l'argument se mord la queue. Prétexter de l'artificialité d'un texte par l'hypothèse d'une écriture collective qui inventerait un auteur de papier, c'est prendre l'hypothèse pour la preuve. D'autre part, c'est confondre deux niveaux de lecture. La lecture stylistique, qui considère le texte en lui-même, et la lecture "génétique", qui le considère dans ses circonstances de création. Un texte peut être stylistiquement simple, et être le fruit d'une très longue maturation et trituration des mots; il peut à la fois dire des choses de manière très spntanée, et faire des références implicites à la littérature savante. Nier la simplicité d'un texte sous prétexte qu'il serait composé à plusieurs mains n'a donc pas de sens.
En bref, ce n'est pas parce que les poèmes de Louise Labé sont extrêmement construits, qu'ils ne sont pas issus d'un être de chair et de sang, qui a donné le plus intime de son être à travers les mots. A quoi bon vouloir prouver que l'oeuvre de Louise Labé n'est pas la sienne? Cela n'est-il pas symptomatique d'un certain aveuglement de l'histoire littéraire, qui oublie que derrière le papier, il y a des hommes?

Baise m'encor, rebaise moy et baise
Donne m'en un de tes plus savoureus,
Donne m'en un de tes plus amoureus :
Je t'en rendray quatre plus chaus que braise

Las, te pleins tu ? ça que ce mal j'apaise,
En t'en donnant dix autres doucereus.

Ainsi meslans nos baisers tant heureus
Jouissons nous l'un de I'autre à notre aise.

Lors double vie à chacun en suivra.
Chacun en soy et son ami vivra.
Permets m'Amour penser quelque folie :

Tousjours suis mal, vivant discrettement,
Et ne me puis donner contentement,
Si hors de moy ne fay quelque saillie.

Quel poète aurait pu "jouer" ces vers, pour les mettre de manière cynique et parodique dans la bouche d'une "créature de papier"? Quelle utilité, surtout, de déployer l'immense érudition de Mme Huchon au service d'une cause qui n'en vaut pas la peine? Quel est l'intérêt de défendre ces conjectures, alors que, de toute façon, on sait qu'on ne connaît quasiment rien de la vie de Louise Labé, et qu'on ne saura jamais de manière certaine, par une investigation historique, si elle a écrit ces textes ou pas? Les stylisticiens sont d'accord, en revanche, pour dire que les poèmes attribués à la poétesse ne peuvent avoir été écrits par plusieurs personnes, étant d'une tenue trop homogène.
En clair, pourquoi se perdre dans l'histoire des textes, alors que les textes eux-mêmes nous disent qu'il n'existe qu'un auteur derrière eux? un auteur qu'on appelle Louise Labé, parce que c'est son nom qui apparaît dans la page de titre, un point c'est tout. Le navire fantôme de Mireille Huchon risque en tout cas d'appareiller sans Louise Labé, dont la poésie est l'indice d'une sensibilité toute charnelle, bien éloignée des spectres empoussiérés de l'érudition.

lundi 16 juin 2008

Entretiens sur les contes


Pour faire suite à mon dernier billet, je signale l'existence sur le site d'Arte d'un entretien avec Heinz Rölleke, l'éditeur scientifique allemand des contes de Grimm. La chaîne franco-allemande avait fait en 2004 une soirée thématique sur les contes de Grimm et les contes populaires en général, et a laissé quelques documents sur son site internet, dont un entretien également avec Barbara Gobrecht. L'entretien avec Rölleke a pour qualité de casser certaines idées reçues, à la fois sur les contes (public enfantin ou non?) et l'entreprise des frères Grimm. En revanche, c'est un peu court... On reste sur sa faim, mais c'est toujours bon à prendre.


(illustration: Otto Ubbelohde, Raiponce, 1907)

mardi 10 juin 2008

Les visions de Charles Méryon

Le dernier billet de mon cher François montre une illustration de Charles Altamont Doyle que je ne connaissais pas (qui rappelle fortement "A Dance around the Moon"), avec ce commentaire piquant sur l'auteur, "qui voyait des fées partout et a fini sa vie alcoolique et fou".

A Dance around the Moon

Une curieuse association d'idées m'a fait penser à un autre peintre, de la même époque, qui voyait lui aussi des choses étranges tournoyer dans le ciel au-dessus de tours perçant le ciel, et qui a aussi fini à l'asile : Charles Méryon (1821-1868). Méryon est obsédé notamment par les corbeaux, que l'on retrouve dans plusieurs de ses oeuvres les plus connues :

Charles Méryon, l'Abside de Notre-Dame de Paris, 1854

Charles Méryon, Le Stryge, 1853

Mais c'est sûrement dans le Ministère de la Marine, une de ses dernières oeuvres, que s'exprime vraiment sa vision fantasmagorique :

On ne voit pas très bien, mais Méryon introduit des éléments maritimes dans l'espace aérien : baleines, navire, etc.

Certes, le propos des deux artistes n'est pas du tout le même. Méryon, à Paris, dessine « les clochers montrant du doigt le ciel, les obélisques de l’industrie vomissant contre le firmament leurs coalitions de fumée, les prodigieux échafaudages des monuments en réparation, […] le ciel tumultueux, chargé de colère et de rancune, la profondeur des perspectives augmentée par la pensée de tous les drames qui y sont contenus » (Baudelaire, 1859).
Tandis, que Doyle, en Angleterre, se consacre plus spécifiquement aux fées.

C'est là que j'admire le savoir de mon docte ami François. Tout béotien en histoire de l'art que je suis, un tableau me fait penser à un autre, mais j'aurais bien du mal à expliquer pourquoi et comment... Tant pis, c'est au moins un prétexte pour vous parler de celui dont Hugo parlait en ces termes à Baudelaire : “Depuis que vous connaissez Méryon, dites-lui que ses eaux-fortes, avec seulement ombres et éclairages, lumière et obscurité, m'ont ébloui”.

N.B. : Personnellement je suis tombé sous le charme de Méryon lorsque je me suis intéressé de près à l'auteur des Fleurs du Mal. A ce sujet, je boucle la boucle en vous conseillant de lire (ou relire) le billet consacré aux illustrations des poèmes de Baudelaire sur ce même blog, où l'on voit des images qui, dans mon esprit, rejoignent aussi l'esthétique d'un Méryon. De Doyle à Méryon, de Méryon à Baudelaire, de Baudelaire à Rops... Oui, tout se tient.

dimanche 8 juin 2008

Nouvelle édition des contes de Grimm

Ouf, j'ai enfin terminé. Et je vais pouvoir parler un peu de contes, ça faisait longtemps.

Je devais m'occuper des illustrations pour la prochaine édition des contes de Grimm, à paraître chez Corti courant 2009, et je viens de rendre ma copie à la traductrice, Natacha Fertin, qui devrait bientôt transférer tout ça avec son propre travail à Fabienne Raphoz, l'éditrice. J'en profite pour faire de la pré-publicité, en rappelant certains éléments de l'histoire de la traduction des contes en France.
La première édition des contes de Grimm paraît en 1812 pour le premier tome, en 1815 pour le second. La seconde édition, passablement augmentée et révisée, est publiée en 1819, et le recueil ne cessera d'être remanié du vivant des Grimm, jusqu'à la septième et dernière édition, qui est publiée en 1857 si ma mémoire est est bonne. C'est cette édition finale qui fait désormais référence en ce qui concerne le texte définitif des Grimm. L'édition de référence allemande est l'édition Reclam, établie par Heinz Rölleke, en 3 tomes: les deux premiers comprennent les 200 contes et 10 légendes enfantines, le troisième comprend les notes des Grimm, avec tout l'appareil critique de Rölleke.Il ne faut en effet pas oublier que l'édition complète des contes de Grimm comprenait de nombreuses notes de leur cru, généralement regroupées dans un troisième tome. D'une part, ces notes avaient pour but de donner les sources de leur collecte, écrites et orales (dans ce dernier cas, ils donnaient les noms de leurs conteurs): même s'ils ont énormément remanié les contes, les frères Grimm sont les premiers à avoir eu le souci théorique d'une collecte directe des sources orales. D'autre part, les notes des Grimm opèrent de nombreux rapprochements philologiques entre leurs contes... et d'autres contes d'autres collections, mais également des motifs pris dans les légendes et la mythologie germano-scandinaves.

Revenons à nos éditions. Les premières traductions apparaissent très tôt en Europe, au Danemark d'abord, puis en Hollande, en Grande-Bretagne, en France, etc. Mais à chaque fois, ce ne sont que des traductions partielles, qui ne comprennent qu'une sélection bien particulière des contes. Les premières traductions intégrales apparaissent en Grande-Bretagne et au Danemark en 1884. Margaret Hunt, la traductrice anglaise de 1884, traduit également les notes philologiques des Grimm.

Et devinez de quand date la première traduction intégrale en langue française? De 1967! Diable, c'est impressionnant un tel retard! Plusieurs explications à cela. D'abord, la place prépondérante que prend la petite collection de Charles Perrault dans l'édition française. Moi qui ai travaillé sur les illustrations, je peux vous assurer que les illustrateurs français des contes de Grimm se réduisent à peau de chagrin par rapport à ce qui se fait, bien sûr en Allemagne, mais surtout en Grande-Bretagne. En France, les éditeurs comme les universitaires n'ont d'yeux que pour le conte français, et pour Perrault en particulier. D'autre part, depuis la fin du XIXe jusqu'au milieu du XXe siècle, le germanophobisme a certainement fait son oeuvre...

Hans Christian Andersen

Je pense que pour Andersen on a eu pendant très longtemps à peu près le même problème que pour Grimm, à savoir un retard très important dans la traduction des contes. Mais au moins, pour l'écrivain danois, on a aujourd'hui une belle édition Pléiade traduite par Régis Boyer. Même si on n'est pas toujours d'accord avec Boyer, on a quand même droit à une édition sérieuse, avec des notes, une bonne introduction, etc. Mais pour Grimm, qui constitue tout de même l'un des trois grands classiques du conte de fées? Depuis la traduction d'Armel Guerne en 1967, réimprimée à plusieurs reprises, plus rien. Les nouvelles traductions sont partielles, comme celles, très bonnes, de Marthe Robert et de Jean Amsler pour Gallimard (Folio). Mais alors que les éditions scientifiques des contes se succèdent en langue anglaise depuis 1884 (j'en connais au moins trois), aucune trace en France.

Je résume le problème: il n'existe à ce jour aucune édition scientifique des contes de Grimm. La traduction intégrale d'Armel Guerne présente le texte brut, et a des partis pris de traduction très discutables. Sinon, il n'existe que des traductions partielles.
Bon. Devant ce vide éditorial, José Corti décide de payer une jeune universitaire pour traduire et rédiger les notes d'une nouvelle édition intégrale des contes. Cette traduction, ça doit bien faire au moins trois ans qu'elle s'y est attelée (en même temps, elle rédige sa thèse et donne des cours à l'université, pitié pour elle), et elle devrait sortir courant 2009.
Quel est mon rôle dans tout cela? Je me suis greffé sur le projet en cours, et j'ai choisi les illustrations qui normalement devraient orner l'ouvrage (il faut encore que le projet soit définitivement entériné par Corti). Parce que chez José Corti, on fait des livres très sérieux, mais sans faire dans l'universitaire ultra-aride. L'idée est donc de faire un livre qui puisse faire référence du point de vue scientifique (d'où un appareil critique conséquent), mais qui soit aussi un livre sinon attrayant, du moins un peu aéré (d'où les illustrations). Mon travail est absolument dérisoire par rapport à celui de la traductrice, ce qui ne m'empêche pas de parler du projet comme étant très important.

Je n'en dis pas plus, mais je voulais souligner le manque en la matière, et rappeler les éditions disponibles actuellement dans le commerce (je ne parlerai pas ici des illustrés et autres albums):

Couverture du tome 2 de la traduction Guerne, avec une très belle illustration du Petit Chaperon Rouge... de Perrault (je ne me souviens plus de l'artiste, honte à moi, il est très connu en plus)

La traduction intégrale d'Armel Guerne chez Garnier-Flammarion, qui date un peu (1967), mais qui dans l'ensemble est très bien. Assez littéraire, elle s'écarte néanmoins à plusieurs reprises de la lettre, et prend des partis bizarres et discutables, comme la francisation systématique des noms de personnage. Ainsi, Hansel und Gretel est traduit sous le titre Jeannot et Margot, ce qui vous l'avouerez est un parti discutable. Et puis les contes ne sont pas numérotés, contrairement à ce qui se passe dans l'édition allemande, et il n'y a aucun appareil critique, à part une très courte et pas très utile introduction. Cette édition a l'avantage d'être la seule traduction intégrale française, à la fois la seule disponible et la seule tout court.

Traduction de Marthe Robert, avec un beau Burne-Jones en couverture, qui est un détail d'une oeuvre plus conséquente représentant la version Grimm de la Belle au bois dormant (Dornröschen, en anglais souvent traduit par Briar Rose)

La traduction de Marthe Robert (1976) est excellente, mais très littéraire. Elle comprend les contes les plus connus (Petit Chaperon Rouge, Blancheneige, Belle au bois dormant, etc.), et est dotée d'une très bonne introduction. Il faut savoir que Marthe Robert est également traductrice de Freud: son introduction, sans verser dans la pure interprétation psychanalytique, est très psychologisante.

Traduction de Jean Amsler, avec en couverture un tableau de Charles Altamont Doyle (le père d'Arthur Conan, qui voyait des fées partout et a fini sa vie alcoolique et fou)

La traduction de Jean Amsler (1996) fait suite à celle de Marthe Robert: elle reprend des contes différents. Sa postface est plus courte, mais d'aussi bonne tenue. Moins psychologisante, plus littéraire. La traduction en elle-même est plus vivante, moins littéraire que celle de Marthe Robert, mais il faut dire que les contes s'y prêtent davantage: onomatopées, idiomes plus populaires, etc.

Pas très récemment (1990), il est sorti en folio bilingue une sélection de contes avec la traduction de Marthe Robert. Je ne l'ai pas feuilletée, mais j'imagine qu'elle doit comprendre les contes les plus connus.Un peu plus récemment encore (1999), il est sorti exactement la même chose, mais avec d'autres contes, dans une traduction nouvelle de Yvon Girard. Je ne sais pas ce qu'elle vaut, mais ça doit être très bien.

En attendant 2009, bonne lecture!

samedi 7 juin 2008

Nudité antique

Excellente émission de radio ce matin, sur France Culture, dans Concordance des temps, qu'on peut écouter pendant quelque temps en podcast. Aujourd'hui, c'est Maurice Sartre qui nous a parlé de la nudité antique, de la différence entre la nudité brute, barbare, et la nudité construite, civilisée, chez les Grecs et les Romains. Rien de tel pour relativiser un peu notre vision de l'antiquité avec des hommes nus partout.
Maurice Sartre a également établi une différence fondamentale entre la nudité masculine, chargée de valeurs positives, et la nudité féminine au contraire peu acceptée. Alors que de nos jours, ce serait plutôt l'inverse, comme le montre bien l'émission de Jean-Noël Jeanneney, qui a pour but de mettre en perspective l'histoire, de montrer les ressemblances et les différences entre les époques passées et la nôtre.

mercredi 4 juin 2008

Deux cantates profanes de J. S. Bach

A l'église Saint-Vaast de Wambrechies, hier soir, quel bonheur ! La musique, oui, la Musique a retenti comme rarement ! Je tiens à saluer l'excellente prestation du sieur Benoît Haller, alsacien de son état, à la direction de son ensemble vocal et instrumental baptisé La Chapelle Rhénane. Ces musiciens de haut rang, familiers de la musique de Schütz et Buxtehude, nous ont fait goûter un des mets les plus délicieux qui soit, à savoir les deux cantates profanes que sont Tönet, ihr Pauken ! Erschallet, Trompeten ! ("Résonnez, Timbales ! Retentissez, Trompettes !"), et Der Streit zwischen Phoebus und Pan ("Le concours entre Phoebus et Pan") de notre cher J. S. Bach. En dépit de l'acoustique sans relief ni contour de la salle, les musiciens sont parvenus à rendre toute la saveur de ces deux oeuvres absolument exquises.

J. S. Bach

La première, composée en 1733 pour l'anniversaire de la Reine Maria-Josepha (archiduchesse d'Autriche, soeur de Marie-Antoinette et épouse d'Auguste III, le prince électeur de Saxe), chante les louanges de la souveraine. L'utilisation des timbales (Pauken) dans l'ouverture de cette cantate confère un aspect éminemment solennel et majestueux, du plus noble effet. C'est exactement la même ouverture que Bach reprendra l'année suivante dans son Oratorio de Noël (en changeant le texte bien sûr - notons que ce type de réemploi ne peut se faire que dans un seul sens : du profane vers le sacré). J'avoue que cette ouverture est vraiment superbe. On se sent transporté au-delà des montagnes, gonflé à bloc, survolant des fleuves et des paysages vallonnés. Une force de vie époustouflante émane de cette musique. J'ai reconnu également l'air de basse que Bach a gardé pour son Oratorio. Matthias Horn, qui a chanté cet air, a une voix très agréable, toute en douceur, et un goût très sûr pour cette musique. Il chevauche les airs avec vaillance, assurant une parfaite conduite de la ligne. Quel plaisir d'entendre Bach ainsi !

La seconde cantate, composée en 1729 peu après sa prise de fonction au Collegium Musicum de Leipzig, s'inspire des Métamorphoses d'Ovide (livre XI). Je lis :


Midas [...] avait pris goût pour les forêts, les campagnes et Pan [...]. Mais [...] son esprit obtus devait, une fois de plus, jouer à son maître un méchant tour. Voici à quelle occasion. Dominant au loin la mer, le Tmolus dresse au sommet de ses hautes pentes sa cîme escarpée [...]. Là Pan, vantant un jour aux tendres nymphes les accords que, modulant un air léger, il tirait de ses pipeaux de roseaux [...], osa parler avec mépris des chants d'Apollon comparés aux siens et engagea une lutte inégale devant le Tmolus pris pour juge [le Tmolus est ici personnifié]. [...] Pan fait résonner ses pipeaux rustiques ; avec ses sauvages accents il charma Midas, qui se trouvait à ses côtés [...]. Quant il eut fini, le Tmolus sacré tourna son visage vers celui de Phoebus [Apollon], et toute sa forêt suivit son regard. Le dieu a sa tête blonde ceinte du laurier du Parnasse ; sa robe, teinte avec le produit du murex de Tyr, balaie le sol ; de sa main gauche il soulève sa lyre incrustée d'ivoire des Indes et de pierres précieuses ; l'autre main tenait le plectre [...] [cette description d'Apollon se disposant à chanter correspond exactement à la statue d'Apollon Citharède du Musée du Vatican]. Alors, d'un pouce savant, il effleure les cordes et, séduit par la douceur de ces accords, le Tmolus décide que Pan doit s'incliner devant la supériorité de la lyre sur les roseaux [...]." Tous sont d'accord avec ce jugement, sauf Midas, qui reçoit pour sa bêtise les oreilles d'un âne.

Apollon (avec la lyre) et Pan (avec la flûte), auteur ?? Il y a aussi une magnifique peinture de Francesco Xanto Avelli sur le sujet, mais introuvable sur le net...

Bach suit très scrupuleusement le déroulement de cette métamorphose. La matière est toute prête : une joute vocale entre un dieu et un satyre. Cela rappelle les meilleurs passages du Retour d'Ulysse de Monteverdi ou bien des Maîtres Chanteurs de Wagner. Chez Bach, c'est Phoebus (Apollon) qui commence le duel. Il chante un air de tendresse (interprété par Matthias Horn, dont nous avons dit tout le talent plus haut) : "Je serre tendrement tes joues délicates, belle et aimable Hyacinthe. J'adore poser un baiser sur tes yeux : ce sont mes étoiles du matin et le soleil de mon âme." Pan réplique avec un air tout en esbroufe : "Mon coeur danse, gambade de joie ! Quand un air semble trop laborieux et que la bouche n'articule pas, la musique n'éveille aucun plaisir" (Pas pour nous, dont le plaisir est grand devant cet affrontement en bonne et due forme). L'assemblée réunie sous le haut patronage de Tmolus tranche en faveur d'Apollon, mais Midas atteste que ses deux oreilles lui font préférer le chant de Pan. Il reçoit comme juste prix de sa prétention que celles-ci soient transformée en oreilles d'âne.

Morale de Mercure : "Cet enthousiasme excessif avec peu de plomb dans la cervelle conduit tout droit au bonnet d'âne. Celui qui n'entend rien à la navigation et prend quand même la barre finit au fond des mers avec perte et fracas."

Il y a une autre morale à mon avis : le dieu du chant, Apollon (père d'Orphée), dont l'un des attributs est la lyre, chante un air d'amour et de charme, tout en finesse, et l'emporte sur Pan, mi-homme mi-bête, au chant sauvage, prétentieux et surchargé. Ainsi la grâce, le charme discret, la simplicité (que l'on peut associer à l'austérité protestante) sont des guides supérieurs à la raillerie et à l'ignorance, sur le chemin qui mène à la sagesse. Preuve en est que la musique profane de Bach ne saurait se soustraire aux aspirations les plus nobles du compositeur.

Ce fil rouge de la musique de Bach nourrit cependant une idée reçue tristement persistante à son sujet : on dit souvent que Bach s'est refusé à écrire un opéra (genre profane très à la mode à l'époque) en proposant son propre genre, caractérisé par les deux Passion (Saint-Mathieu et Sain-Jean). Pourtant, les deux cantates entendues hier soir ne sont rien moins que des opéras miniatures. La première fait plutôt penser à un prologue, et la seconde fournit une trame opératique digne d'un Haendel, pleine d'action et de touches humoristiques (y compris dans la musique). Pour ma part, je ne connaissais pas du tout cet aspect de la musique de Bach, et je suis très heureux d'avoir fait cette découverte, grâce à l'interprétation truculente des musiciens de la Chapelle Rhénane dont je salue tout le mérite.

mardi 3 juin 2008

Techno music


Vous vous demandez ce qu'est cette chose ? C'est un e-tuner, un nouveau type de diapason inventé pour les choristes (professionnels) qui doivent s'attaquer à des répertoires contemporains particulièrement ardus à base de micro-intervalles, très difficiles à entendre en valeur absolue. Vous mettez la petite oreillette et vous savez la note que vous devez faire ! C'est Laurence Equilbey, une des chefs de choeur les plus en vue actuellement (elle dirige Accentus), qui a initié son invention.
J'ai récemment assisté à une conférence du jeune compositeur français Bruno Mantovani, qui manifestement est en train de décoller véritablement, puisqu'il est joué partout dans le monde, et a tant de commandes qu'il ne sait même pas s'il pourra tout faire dans les temps. Dans cette conférence, Mantovani nous a expliqué qu'il avait utilisé cet outil pour faire jouer ses oeuvres chorales très complexes. Résultat : décevant. Selon lui, l'idée est bonne, mais les choristes ne s'écoutent plus, occupés qu'ils sont à entendre leur note dans un agrégat sonore très dense. Pire, il a expliqué les dangers d'une dépendance à un tel outil, qui met en danger la musique elle-même. En effet, la base de la musique est de jouer ensemble, de s'écouter, d'ouvrir ses oreilles au maximum pour produire un son riche, conscient et construit. Si les choristes ne peuvent plus jouer sans e-tuner, alors la musique est seulement exécutée, sans saveur, sans humanité, en bref sans âme.
Bruno Mantovani

Le fait qu'un compositeur particulièrement innovant émette lui-même des doutes sur l'utilité d'un tel instrument pose évidemment question : celui qui a la meilleure oreille pour juger si son oeuvre est correctement exécutée est au final le compositeur. Pour ma part, je souscris à ces interrogations, même si je n'ai pas moi-même expérimenté l'e-tuner, et ne peux donc vraiment en parler en connaissance de cause. Mais l'idée paraît bonne, quand même. Je pense que l'humain est suffisamment performant pour résoudre ces problèmes sans l'aide de l'électronique. L'oreille s'éduque, comme l'oeil, comme tout le reste. Il n'y a pas de raison qu'un choeur ne puisse développer une parfaite maîtrise de son oreille.

Dans le même registre de l'électronique au service de la musique, mais beaucoup plus impressionnant, récemment, à Détroit, un robot a dirigé un orchestre symphonique!

Asimo (Advanced Step in Innovative MObility) dirige de main de maître...

Il est mignon, ce petit robot, isn't it? Les musiciens ont été bluffés par ses capacités. Le problème de ce robot est qu'il ne prend pas en compte les réactions des musiciens. On revient au problème évoqué précédemment. La musique recèle certainement un des secrets les plus profonds de l'humanité, et comme les robots doivent ressembler aux hommes, on pense qu'il faut qu'ils jouent de la musique. La technologie, ainsi, fait des progrès de géant, et c'est tant mieux. Mais je le dis tout net, la musique classique n'a rien à gagner à de telles expériences. C'est ça qui est décevant, quelque part. Tous ceux qui ont eu affaire à un chef d'orchestre savent que tout passe par l'échange des regards, les sourires, les gestes, etc. Avant que le robot puisse regarder les musiciens dans les yeux, analyser leurs réactions, faire passer de l'énergie et de l'émotion, au final transmettre le plaisir de la musique, de l'eau aura coulé sous les ponts. Et quand il saura le faire, qu'est-ce que la musique y aura gagné?

Art et sacré: deux colloques

J'adore faire de la publicité pour des manifestations auxquelles je ne pourrai pas aller... ce n'est pas l'envie qui me manque, davantage le temps.
Deux colloques ayant l'air très intéressant se tiennent à l'INHA, le 12 juin et le 13 et 14 juin.

Le premier rejoint curieusement les interrogations développées dans l'exposition Traces du sacré, et rassemblera des interventions consacrées au thème: "L'artiste comme voyant, l'artiste comme chamane. Un dialogue entre le romantisme et les années 1970." En fait de dialogue, on a plutôt l'impression d'avoir affaire à deux monologues, vu que les interventions sur le romantisme sont rassemblées le matin, et celles sur les années 1970 l'après-midi. Il n'empêche que plusieurs de ces interventions abordent des sujets tout à fait passionnants, comme celle de Julie Ramos qui parlera de Théophile Bra, une sorte de William Blake français très peu connu en dehors des passionnés ou des spécialistes de la période romantique.

Théophile Bra

Le second colloque est beaucoup plus important en terme de taille: il dure deux jours, et est consacré au nu à la Renaissance, dans ses relations et contradictions avec le religieux. Thème classique, mais toujours passionnant. L'après-midi consacrée au problème de la représentation de la nudité du Christ semble particulièrement intéressante. Maurice Brock, l'un de mes anciens professeurs, y parlera.

lundi 2 juin 2008

Traces du Sacré

S'il y a une exposition à voir en 2008, c'est Traces du sacré, à Beaubourg. Je n'ai jamais vu autant d'œuvres rares et inédites rassemblées en un seul endroit. C'est une exposition d'interprétation qui essaye de retrouver, dans l'art du XXe siècle, des rapports inattendus entre l'art et le sacré. Je dis "inattendus", car l'historiographie de l'art contemporain néglige en général - excepté les quelques travaux importants qui existent sur l'art abstrait et la spiritualité - volontiers les notions de sacré ou de spiritualité, qui alimentent cette fois-ci entièrement la perspective de l'exposition. Bien sûr, on trouve ça et là des études concernant les rapports de tel ou tel artiste ou groupe d'artistes avec la religion, le mythe, la spiritualité... mais en faire un fil conducteur de l'ensemble de la production artistique du XXe siècle, voilà une idée difficile à mettre en œuvre, et qui vient d'être réalisée par Jean de Loisy, commissaire d'exposition, assisté d'Angela Lampe.


Le parti pris est donc passionnant. Le point de départ théorique en semble néanmoins discutable, qui consiste à estimer que le XIXe siècle, avec la figure de Nietzsche, aurait porté un coup fatal à la spiritualité et la religion, et qu'on n'en retrouverait ainsi que des "traces" dans l'art du XXe siècle. Si le désenchantement du monde est un phénomène relativement évident dans les sociétés occidentales du XIXe siècle, pourquoi penser les spiritualités des artistes du XXe siècle uniquement comme des "traces"? Le terme semble bien faible quand on voit l'ambition des œuvres exposées, et l'impact esthétique de certaines d'entre elles.

Certes, il n'y a souvent pas de continuité entre les traditions desquelles se réclament les artistes et les artistes eux-mêmes, et on ne peut ainsi que rarement parler d'art religieux au sens institutionnel du terme. Mais si les artistes construisent leurs spiritualités de manière hétéroclite, pourquoi ne pas parler alors de "constructions du sacré", ou de "quêtes du sacré"? L'implication spirituelle de certains artistes dans leur pratique artistique semble souvent trop importante pour qu'on parle seulement de "traces", qu'on fasse comme si le sacré n'était qu'une influence parmi d'autres, alors que vraisemblablement elle joue un rôle central dans la création de beaucoup des œuvres exposées.


Tous les angles de vue possibles entre art et sacré semblent en tout cas avoir été adoptés, du blasphème de certaines œuvres contemporaines à l'architecture religieuse du Corbusier, en passant par l'art extatique de l'expressionnisme abstrait, la photographie spirite de la fin du XIXe siècle, la mythologie surréaliste et les réflexions théosophiques des membres du Bauhaus.

Aleister Crowley & Lady Frieda Harris, The Aeon (arcane majeure n°20, tirée du Tarot de Thoth, 1943)

Parmi les raretés inattendues, une sculpture de Rudolf Steiner, une splendide esquisse de Munch, un autoportrait d'Aleister Crowley, ainsi que des originaux de son tarot de Thoth, conservés au Warburg Institute de Londres. Un pont inattendu, parce que très peu étudié, est également fait entre l'œuvre de Crowley et les artistes de la beat generation, avec la projection notamment du film Lucifer Rising de Kenneth Anger (1972, avec une musique psychédélico-expérimentale de Jimmy Page). Un grand moment de bonheur devant ce délire satanico-égyptien. Je me suis même demandé si ce film n'avait pas inspiré le scénariste de L'exorciste... mais c'est une autre histoire. En attendant, vous avez jusqu'au 11 août pour aller voir cette exposition, qu'on peut à mon humble avis qualifier d'historique.