J. S. Bach
La première, composée en 1733 pour l'anniversaire de la Reine Maria-Josepha (archiduchesse d'Autriche, soeur de Marie-Antoinette et épouse d'Auguste III, le prince électeur de Saxe), chante les louanges de la souveraine. L'utilisation des timbales (Pauken) dans l'ouverture de cette cantate confère un aspect éminemment solennel et majestueux, du plus noble effet. C'est exactement la même ouverture que Bach reprendra l'année suivante dans son Oratorio de Noël (en changeant le texte bien sûr - notons que ce type de réemploi ne peut se faire que dans un seul sens : du profane vers le sacré). J'avoue que cette ouverture est vraiment superbe. On se sent transporté au-delà des montagnes, gonflé à bloc, survolant des fleuves et des paysages vallonnés. Une force de vie époustouflante émane de cette musique. J'ai reconnu également l'air de basse que Bach a gardé pour son Oratorio. Matthias Horn, qui a chanté cet air, a une voix très agréable, toute en douceur, et un goût très sûr pour cette musique. Il chevauche les airs avec vaillance, assurant une parfaite conduite de la ligne. Quel plaisir d'entendre Bach ainsi !
La seconde cantate, composée en 1729 peu après sa prise de fonction au Collegium Musicum de Leipzig, s'inspire des Métamorphoses d'Ovide (livre XI). Je lis :
Midas [...] avait pris goût pour les forêts, les campagnes et Pan [...]. Mais [...] son esprit obtus devait, une fois de plus, jouer à son maître un méchant tour. Voici à quelle occasion. Dominant au loin la mer, le Tmolus dresse au sommet de ses hautes pentes sa cîme escarpée [...]. Là Pan, vantant un jour aux tendres nymphes les accords que, modulant un air léger, il tirait de ses pipeaux de roseaux [...], osa parler avec mépris des chants d'Apollon comparés aux siens et engagea une lutte inégale devant le Tmolus pris pour juge [le Tmolus est ici personnifié]. [...] Pan fait résonner ses pipeaux rustiques ; avec ses sauvages accents il charma Midas, qui se trouvait à ses côtés [...]. Quant il eut fini, le Tmolus sacré tourna son visage vers celui de Phoebus [Apollon], et toute sa forêt suivit son regard. Le dieu a sa tête blonde ceinte du laurier du Parnasse ; sa robe, teinte avec le produit du murex de Tyr, balaie le sol ; de sa main gauche il soulève sa lyre incrustée d'ivoire des Indes et de pierres précieuses ; l'autre main tenait le plectre [...] [cette description d'Apollon se disposant à chanter correspond exactement à la statue d'Apollon Citharède du Musée du Vatican]. Alors, d'un pouce savant, il effleure les cordes et, séduit par la douceur de ces accords, le Tmolus décide que Pan doit s'incliner devant la supériorité de la lyre sur les roseaux [...]." Tous sont d'accord avec ce jugement, sauf Midas, qui reçoit pour sa bêtise les oreilles d'un âne.
Apollon (avec la lyre) et Pan (avec la flûte), auteur ?? Il y a aussi une magnifique peinture de Francesco Xanto Avelli sur le sujet, mais introuvable sur le net...
Bach suit très scrupuleusement le déroulement de cette métamorphose. La matière est toute prête : une joute vocale entre un dieu et un satyre. Cela rappelle les meilleurs passages du Retour d'Ulysse de Monteverdi ou bien des Maîtres Chanteurs de Wagner. Chez Bach, c'est Phoebus (Apollon) qui commence le duel. Il chante un air de tendresse (interprété par Matthias Horn, dont nous avons dit tout le talent plus haut) : "Je serre tendrement tes joues délicates, belle et aimable Hyacinthe. J'adore poser un baiser sur tes yeux : ce sont mes étoiles du matin et le soleil de mon âme." Pan réplique avec un air tout en esbroufe : "Mon coeur danse, gambade de joie ! Quand un air semble trop laborieux et que la bouche n'articule pas, la musique n'éveille aucun plaisir" (Pas pour nous, dont le plaisir est grand devant cet affrontement en bonne et due forme). L'assemblée réunie sous le haut patronage de Tmolus tranche en faveur d'Apollon, mais Midas atteste que ses deux oreilles lui font préférer le chant de Pan. Il reçoit comme juste prix de sa prétention que celles-ci soient transformée en oreilles d'âne.
Morale de Mercure : "Cet enthousiasme excessif avec peu de plomb dans la cervelle conduit tout droit au bonnet d'âne. Celui qui n'entend rien à la navigation et prend quand même la barre finit au fond des mers avec perte et fracas."
Il y a une autre morale à mon avis : le dieu du chant, Apollon (père d'Orphée), dont l'un des attributs est la lyre, chante un air d'amour et de charme, tout en finesse, et l'emporte sur Pan, mi-homme mi-bête, au chant sauvage, prétentieux et surchargé. Ainsi la grâce, le charme discret, la simplicité (que l'on peut associer à l'austérité protestante) sont des guides supérieurs à la raillerie et à l'ignorance, sur le chemin qui mène à la sagesse. Preuve en est que la musique profane de Bach ne saurait se soustraire aux aspirations les plus nobles du compositeur.
Ce fil rouge de la musique de Bach nourrit cependant une idée reçue tristement persistante à son sujet : on dit souvent que Bach s'est refusé à écrire un opéra (genre profane très à la mode à l'époque) en proposant son propre genre, caractérisé par les deux Passion (Saint-Mathieu et Sain-Jean). Pourtant, les deux cantates entendues hier soir ne sont rien moins que des opéras miniatures. La première fait plutôt penser à un prologue, et la seconde fournit une trame opératique digne d'un Haendel, pleine d'action et de touches humoristiques (y compris dans la musique). Pour ma part, je ne connaissais pas du tout cet aspect de la musique de Bach, et je suis très heureux d'avoir fait cette découverte, grâce à l'interprétation truculente des musiciens de la Chapelle Rhénane dont je salue tout le mérite.
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