mardi 23 octobre 2007

Guy Môquet

Très beau billet de Pierre Assouline sur le problème de la lecture de Guy Môquet. Je ne veux pas ajouter encore une pierre à l'édifice anti-Sarkozy, mais juste souligner à quel point je trouve grave qu'on puisse même se poser la question de savoir s'il faut obliger les professeurs d'histoire-géographie à lire cette lettre.
On se croirait sous la IIIe république, mais pas la meilleure, celle de Maurice Barrès visiblement, qui remporte les suffrages d'Henri Guaino, l'une des principales plumes de notre président. Ma IIIe république est celle de l'instruction citoyenne, pas celle de la communion charnelle avec la nation. Il ne s'agit pas de qualifier M. Guaino de raciste, mais de nationaliste dans le pire sens du terme. La nation est une construction idéologique, est-il nécessaire de le rappeler? Pas une entité avec laquelle on fait corps. On croirait retrouver le vocabulaire ontologique des théologiens...
Il n'est pas question que la laïcité française se transforme en une nouvelle religion, et que l'Etat français devienne une église. Soit pour les cérémonies, mais pitié, ne les transformons pas en rituels. Le folklore républicain a servi en son temps, et depuis les trente glorieuses j'ose espérer qu'on n'en soit pas rendu à venir s'agenouiller devant la Sainte Marianne, et à brandir la Déclaration des Droits de l'homme comme un texte sacré. Et qu'on ne fasse pas de Guy Môquet un martyr, mais une figure historique, qui certes a valeur de symbole, mais n'a pas lieu d'être sacralisée. Non, la nation n'est pas un sujet politique fondamental. Ceci dépend, toutefois, de la conception qu'on a de la politique. Si on reste sur les acquis du XIXe siècle, c'est sûr que M. Guaino a toute sa place.
Je me suis trouvé plus long que je ne l'aurais voulu. Juste préciser, donc, qu'il serait temps de réviser ses classiques, et de comprendre que le cours d'histoire n'est pas un cours de catéchisme civique.

lundi 15 octobre 2007

Présentation de votre serviteur

Bonjour,

Mon cher François vous ayant annoncé ma venue, ma présentation est donc bienvenue. Hieronymus est mon pseudonyme et il est un fait : je n'ai pas l'érudition de mon ami dans le domaine des contes de fées, du folklore et de l'Art.
Cependant, je pense deviner l'origine de cette invitation dans mes centres d'intérêts, c'est-à-dire les mythes, les religions préchrétiennes, l'ésotérisme, la psychologie jungienne dite des profondeurs, et un sincère amour de la Forêt (tant le lieu que l'Idée). Puisque François et moi aimons pêcher le saumon au pied des noisetiers et fouiller de nos groins les racines des chênes, j'accepte avec joie de me poser sous l'Ombre Verte.
Je sortirai épisodiquement de mon oratoire afin de vous faire part de mes amours, de mes colères et de mon ennui.

A bientôt, l'heure est au repos...


samedi 13 octobre 2007

Nouvel arrivant

Le blog de François devient également celui où Hieronymus viendra de temps en temps s'exprimer. Et un petit Bosch pour souhaiter la bienvenue, en musique, à Hieronymus!

lundi 8 octobre 2007

En quête des juments de la nuit - 3

Suite et fin des chevauchées nocturnes. Le début ici, la suite .

Je suis en train de lire un journal de voyage au Maroc d'un écrivain d'expression allemande, d'origine juive bulgare mais de nationalité anglaise et turque, Elias Canetti. Vous voyez un peu le caractère cosmopolite du personnage. A ma grande et heureuse surprise, dans Les voix de Marrakech, je suis tombé sur ce passage, où le narrateur (Elias Canetti) pose à un quidam des questions sur un chameau que l'on s'apprête à abattre. Ce quidam nous dit:

"Le tueur vient de l'abattoir et il pue le sang de chameau. Le chameau n'aime pas ça. Un chameau peut être dangereux. Lorsqu'il est enragé, il vient la nuit et tue les gens dans leur sommeil. - Comment peut-il tuer les gens? demandai-je. - Lorsque les gens dorment, le chameau vient, il baraque sur eux et les étouffe. Il faut faire très attention. Avant que les gens ne s'éveillent, ils sont déjà étouffés. "

Autres latitudes, autres formes pour l'esprit oppresseur des nuits! La jument est au Maroc remplacée par un chameau, mais on retrouve la même idée de piétinement et d'étouffement dans les superstitions populaires de l'autre côté de la Méditerranée.

Mais revenons à nos cauchemars anglais.
La dernière fois, j'avais montré la parenté étymologique (Mahr/mare) et symbolique (le piétinement) qui existait entre la jument et l'esprit nocturne. L'aspect simiesque de la petite figure a fait dire à certains chercheurs (dont Christopher Frayling) qu'il avait peut-être à voir avec "l'homme sauvage" qu'imagine le 18e siècle post-rousseauiste, quand les premières théories d'histoire naturelle opérant une filiation entre l'homme et le singe sont élaborées (Buffon notamment). Soit, dirais-je, mais pourquoi représenter un tel "homme sauvage" dans une allégorie du cauchemar? On a vu que le mara, l'esprit nocturne oppresseur, avait un rapport avec l'incube. L'iconographie des incubes n'a pas, du moins à ma connaissance, une grande fortune à l'époque de Fuseli: seuls les traités de démonologie en parlent, et ils sont rarement illustrés. Ou quand ils sont illustrés (un exemple ici), la forme des démons est mouvante, et se caractérise surtout par sa monstruosité et sa bestialité. Tout au plus peut-on donc rapprocher la forme du Mahr de Fuseli de celle d'un démon en général, mais pas d'un incube en particulier. La connotation sexuelle de l'incube est très forte par rapport à celle du Mahr, qui est un esprit tourmenteur de manière générale, pas spéciquement érotique. La dimension érotique du motif est néanmoins présente, comme vient le souligner, ci-dessous, une reprise de l'oeuvre de Fuseli, en 1800, par Nikolaj Abraham Abildgaard, un peintre danois.

Dans cette dernière composition, la femme est nue et a les jambes écartées. L'esprit nocturne est de plus tourné vers son sexe: la connotation érotique est donc accentuée. Mais le cheval a disparu: on n'a plus l'idée de piétinement, seulement celle de pénétration, d'incubation qui caractérise l'incube. Ici le tourment est spécifiquement sexuel, et on a affaire à un incube, et plus à un mara.

Quand on revient, toujours avec Claude Lecouteux, sur l'histoire des superstitions païennes, on se rend compte que le cauchemar a un rapport avec les elfes. Au départ, dans la mythologie scandinave, le nain est une créature plutôt maléfique, chtonienne, voire psychopompe, et l'elfe est au contraire une entité plutôt bénéfique, liée aux Vanes qui sont les dieux de la magie et de la fertilité. Les elfes sont de plus également liés aux esprits des morts. Mais à partir du 13e siècle, en langue allemande, le terme (alp) désignant l'elfe désigne également le nain et le cauchemar:

"En Allemagne, "elfe" (alp, elbe) est rarissime dans les textes jusqu'au XIIIe siècle; à partir de cette époque, le mot est systématiquement employé comme synonyme de "nain" (zwerc), ou de "cauchemar" (mar)."
Plus loin:
"En ancien haut allemand "elfe" (alp) désigne le cauchemar, et aujourd'hui celui-ci est appelé "pression de l'elfe" (Alpdruck) ou "rêve elfique" (Alptraum). En fait, l'elfe et l'entité que les Germains appelaient mar, masculin et féminin dans tous les idiomes germaniques, sont distincts à l'origine."

Ce n'est que tardivement que l'elfe et le cauchemar seront donc rapprochés. A partir du Bas Moyen-Âge, Mahr et Alp sont confondus. De deux mots pour désigner le "mauvais rêve", on a rapproché et fait se fusionner les deux agents. D'abord parce que les elfes sont liés à la mort et à la magie (et donc au caractère illusoire du rêve), et ensuite parce qu'un retournement de valeur s'est opéré au Bas Moyen-Âge entre les nains et les elfes:

"Le vocable "elfe" est donc devenu un nom collectif, un terme générique qui englobe tous les esprits nocturnes et nuisibles. Il s'oppose maintenant à "nain", terme lui aussi collectif, qui désigne les autres petites créatures des croyances populaires, bénéfiques cette fois. Entre disons le IXe et le XIIIe siècle, il y a eu inversion des caractères: la bonne créature [l'elfe], celle à laquelle s'adressaient des rites propitiatoires, est devenue maligne, tandis que l'être malfaisant [le nain] s'est transformé en une personne sympathique et bienveillante, celle que nous présentent souvent les contes et les légendes."

Voilà qui explique pourquoi le Mahr de Fuseli a les oreilles pointues, comme un elfe: c'est qu'un retournement s'est effectué et qu'à l'elfe, contrairement à la fée, sont attachées des valeurs négatives au départ seulement attribuées aux nains. Le Mahr de Fuseli représente une espèce de synthèse entre le nain et l'elfe, un "elfe sombre" en quelque sorte, qui est un elfe empruntant au nain son caractère maléfique et trapu.

Il est à remarquer que l'une des raisons pour laquelle nain, elfe et cauchemar ont été amalgamés "disons entre le IXe et le XIIIe siècle", c'est que l'elfe comme le nain sont des esprits liés à la mort, soit comme esprits psychopompes qui emportent les âmes des morts, soit plus fondamentalement comme des esprits des morts, des esprits des ancêtres transformés en petites divinités (pour les elfes, qui avaient droit à un culte, contrairement aux nains). Et quel animal est psychopompe, dans la mythologie germano-celtique, sinon le cheval?

Pour résumer, parce qu'avec tout ces sauts entre les siècles et les entités, on s'y perd un peu. Au départ (mythologie nordique), il y avait des nains (zverc, ancêtre de dwarf) maléfiques et des elfes (alp, ancêtre d'elf) bénéfiques, les uns psychopompes et les autres représentations des ancêtres morts. Les deux entités sont amalgamées au Bas Moyen-Âge, en même temps qu'elles sont assimilées aux esprits nocturnes (Mahr) des mauvais rêves. Ce qui amène à une inversion des valeurs entre nains et elfes, les premiers devenant bénéfiques dans les contes, et les seconds devenant maléfiques.
Quand Fuseli, au 18e siècle, reprend cette vieille représentation du cauchemar, il ajoute encore une couche de représentation: le cheval, ou la jument qui piétine. Comme il ne peut pas représenter en une même entité un cheval et un esprit anthopomorphe, il représente d'un côté la jument de la nuit (night mare), et de l'autre l'esprit nocturne, qui emprunte sa forme trapue aux nains, et ses oreilles effilées, sans doute, aux elfes.Mais reste un détail à expliquer... Comment faire la jonction entre les deux figures? Comment combler le fossé narratif, au niveau de la représentation picturale, entre la figure chevaline et la figure anthropomorphe?

Hypothèse qui est mienne, mais qui je trouve fonctionne très bien: la jument est la monture de l'esprit. C'est la jument qui a amené l'elfe, c'est pourquoi on la voit en retrait par rapport à la scène. Et d'autre part, elle se trouve derrière un rideau: il n'est pas difficile, dès lors, d'interpréter ce rideau comme celui qui sépare notre monde de l'autre monde (ou, si on considère la scène véritablement comme un rêve, qui sépare la conscience de l'inconscient). La jument aurait donc amené la créature maléfique, le Mahr, de l'autre monde, du monde qui se trouve derrière le rideau, et l'esprit aurait alors jailli pour venir tourmenter la dormeuse.
Cette hypothèse semble d'autant plus intéressante qu'on peut de ce point de vue rapprocher le tableau de Fuseli d'un passage de l'histoire de Lancelot telle qu'elle est racontée par Chrétien de Troyes. Dans Lancelot, le héros rencontre, quand il se lance à la recherche de Guenièvre enlevée par Méléagant, un nain conduisant une charrette d'infamie. Claude Lecouteux interprète ce passage de Lancelot dans la charrette du nain comme un passage dans la charrette des morts, comme un passage vers l'autre monde.
Avec en tête cette dimension psychopompe de la figure du nain, dont le Mahr de Fuseli est l'héritier, on peut aborder la scène peinte par Fuseli non seulement comme une scène de mauvais rêve, mais également comme une scène de mort. L'esprit nocturne, tel l'Ankou du folklore breton, est venu non seulement tourmenter une dormeuse, mais recueillir son âme pour l'emmener dans le royaume des ombres. Ombre sur laquelle Fuseli insiste, d'ailleurs, dans la version de 1782, entre la jument et l'esprit, et qui forme ainsi une sorte de troisième terme, permettant de combler le vide sémantique qui existe entre les deux figures.

Interprétation morbide, donc, qui vient s'opposer à l'interprétation érotique qu'on a souvent fait du tableau. S'opposer? Entre une mourante, et une femme se faisant posséder par un incube... Peut-être qu'Eros et Thanatos ne sont pas si éloignés que ça.

En tout cas, ça montre bien qu'un chef-d'oeuvre, ça porte du sens à n'en plus finir.

samedi 6 octobre 2007

Soutenance

La date définitive de soutenance de ma thèse est arrêtée. C'est le vendredi 26 octobre, à 14h30, à l'INHA, à Paris, que je défendrais mon travail devant un jury composé de:
M. Paul-Louis Rinuy (mon directeur), Professeur d'Histoire de l'art à Paris VIII,
Mme Ségolène le Men, Professeur d'Histoire de l'art à Paris X et à l'Institut Universitaire de France,
M. Barthélémy Jobert, Professeur d'Histoire de l'art à l'université Paris IV,
M. Alain Bonnet, Maître de Conférences en Histoire de l'art à Nantes,
Mme Nicole Belmont, Directeur d'études d'Anthropologie à l'EHESS.

La soutenance est publique, cela veut dire que n'importe qui peut venir. Âmes impatientes s'abstenir, néanmoins, car la séance dure environ 4 heures. Pour se rendre à l'INHA, voir sur leur site.

Le sujet de ma thèse est:


L'illustration victorienne des Contes de Grimm:

George Cruikshank,


Richard Doyle,


Walter Crane,


Arthur Rackham.

mercredi 3 octobre 2007

Sous la cendre

C'est le nom d'une toute prochaine parution de chez José Corti. Ceux qui me connaissent savent à quel point j'idolâtre cette maison d'édition. Leur collection "Merveilleux" est particulièrement bien achalandée. Dans cette anthologie, c'est l'histoire de Cendrillon qui est à l'honneur, dont vous voyez ci-dessous une illustration d'Arthur Rackham (frontispice de la version Perrault, 1919).

L'anthologie est établie par Nicole Belmont, anthropologue spécialiste du conte oral, directrice d'études à l'EHESS (qui en passant fera partie de mon jury de thèse); et Elizabeth Lemirre, spécialiste du conte de fées littéraire qui a réédité notamment le célèbre Cabinet des Fées, anthologie du conte de fées précieux qui date du 18e siècle.
Sous la cendre est un beau titre pour une anthologie dédiée à Cendrillon. Elle répertorie un certain nombre de variantes du célèbre conte, dont nous ne connaissons souvent que la version Perrault ou la version Grimm. La plus ancienne version de l'histoire serait chinoise, et daterait du 9e siècle après J.-C.

Lointaine héritière des vestales antiques qui gardaient le feu sacré du temple de Vesta, déesse du foyer, la figure de Cendrillon est très dense symboliquement. Associée au foyer en tant qu'espace domestique, elle est également associée au foyer en tant que feu autour duquel vient se construire cet espace domestique. J'en avais déjà un peu parlé ici.
Assistée par une fée marraine dans la version Perrault, par un arbre enchanté souvenir de sa défunte mère dans la version Grimm, Cendrillon à travers ses épreuves et ses métamorphoses se libère de ce qui la lie au foyer. Par le mariage, elle passe d'un foyer à un autre, de son foyer paternel à celui de son futur époux. Ce qui veut dire qu'elle va se défaire de son habit de cendre, s'éloigner de son ancien foyer, et en même temps se débarasser de sa virginité (on fera remarquer que, dans l'Antiquité, les vestales étaient nécessairement vierges).

Sous la cendre couve donc le feu... du mariage, d'un nouveau foyer, et d'une sensualité à conquérir. Le sage Arthur Rackham ne retransmet pas tout cela dans le frontispice ci-dessus, mais l'air inquiet et impatient avec lequel Cendrillon se presse de regarder vers l'extérieur le laisse fortement présager. Il se trouve que ce frontispice en couleurs ouvre un livre qui est par ailleurs totalement illustré de silhouettes monochromes, comme celle ci-dessous, et qui constitue une singulière manière de représenter le conte de Cendrillon.
Hommage à l'imagerie précieuse des contes de fées du 18e siècle, cette utilisation de la silhouette permet également d'insister sur la forme florale de la robe de l'héroïne, qui reste néanmoins ici en bouton. La corolle s'ouvre, à l'inverse, dans l'illustration en 1909 de la version Grimm par le même artiste (le conte arbore alors le nom allemand, Aschenputtel).
Eloge discret de la sensualité, l'interprétation par Rackham de la figure de Cendrillon ne découvre néanmoins qu'une de ses facettes. Nul doute que l'anthologie publiée par Corti ne nous en fasse découvrir d'autres.