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vendredi 4 février 2011

Le Cauchemar de Fuseli au Louvre, un imbroglio sémantique

Cela me faisait tiquer depuis longtemps, de voir ces grandes affiches avec Le Cauchemar de Fuseli pour une exposition du Louvre intitulée l'Antiquité rêvée... Je ne suis pas toujours pas allé la voir, cela ne devrait tarder, mais cette vidéo réalisée par Télérama a néanmoins achevé de me convaincre de deux ou trois choses.

Fuseli, Le Cauchemar, 1782, Detroit, Institute of Arts

Guillaume Faroult, commissaire scientifique de l'exposition, nous y explique dans un premier temps qu'il “n'y a aucune clé, dans la littérature, le folklore ou la mythologie qui puissent nous aider à comprendre tout de suite l'identité des personnages”. Gasp. Dans la littérature et la mythologie, passe encore, mais la figure du cauchemar dans le folklore, qu'en fait-on? Je me permets ici de renvoyer à mes trois billets au sujet de ce tableau. Le cauchemar est quand même une figure folklorique relativement connue à l'époque, et même si ce n'est pas un sujet des plus populaires, il ne faut pas oublier que Fuseli s'adresse essentiellement à un public choisi, capable de comprendre ses allusions à Shakespeare (qui lui-même réutilise le folklore dans ses pièces, mais bref) ou même à l'essai médical de John Bond sur le sujet (mais de cela, M. Faroult n'en parle pas, sans doute n'en a-t-il pas eu le temps). Mais bizarrement, un peu après, M. Faroult ajoute que le démon avait pu être interprété comme étant un incube, figure du folklore démoniaque occidental (“septentrional”, ajoute-t-il, alors que l'auteur du principal traité connu sur les incubes, Ludovico Sinstrari, est un inquisiteur italien, mais passons). Il faudrait savoir, folklore ou pas folklore? Possibilité d'interprétation ou non?
Ne soyons pas injuste envers M. Faroult, je pense que nous pouvons tomber d'accord sur le fait que la clef du tableau de Fuseli n'est pas d'accès aisé et demande une certaine érudition. De là à dire qu'il n'y en a pas, c'est aller un peu loin, et revenir à dire que le tableau est incompréhensible... ce qu'il n'est pas: il est tout au plus mystérieux parce que plusieurs clés empruntées à plusieurs domaines (littérature, folklore, médecine...) y donnent accès sans véritablement se contredire. Ce qui est la marque du fait que ce n'est pas un tableau simplement allégorique, mais peut-être bien “symbolique” au sens où l'entendront plus tard les symbolistes: Fuseli manierait des “symboles” ouverts, aux sens non fixés par des conventions préétablies, qui du coup (contrairement par exemple à La Justice et La Vengeance divine poursuivant le Crime de Prud'hon, un peu plus tard, mais toujours dans l'ère néoclassique) laisserait une interprétation relativement ouverte. Le débat est long et passionnant, mais je pense qu'on peut à peu près tomber d'accord sur pas mal de choses concernant ce point.

Prud'hon, La Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime, 1808, huile sur toile, 2,44 x 2,94 m, Paris, musée du Louvre.


Là où j'ai bien peur que l'on ne soit absolument pas d'accord, en revanche, c'est sur le fait, pourtant d'importance centrale pour l'exposition, que le tableau de Fuseli constituerait un très bon exemple d'une “réaction” à l'anticomanie de la fin du 18e siècle. C'est-à-dire? Je sais que c'est justement le propos de l'exposition que de montrer cette réaction au néoclassicisme (qui est le véritable sujet de l'exposition du Louvre, mais le mot reste bizarrement absent des descriptions officielles...), et que je n'ai pas encore vu l'exposition et suis donc mal placé pour juger. Soit.
Mais si on nous dit que Le Cauchemar de Fuseli en est le meilleur exemple, là je ne comprends vraiment pas. Il n'y a absolument aucun rapport de sens entre cette œuvre et l'Antiquité, ce qui m'avait fait tiquer en voyant l'affiche. On vient m'expliquer ensuite que c'est justement parce que c'est une œuvre en réaction contre le modèle antique. Je veux bien, mais il ne faut pas non plus prendre les gens pour des idiots: ce n'est pas parce qu'une œuvre n'a pas de rapport sémantique avec un domaine qu'elle s'inscrit nécessairement contre lui. Elle peut aussi tout simplement s'inscrire ailleurs, ici dans un autre imaginaire que celui de l'antique, celui du folklore médiéval et de Shakespeare. Si elle devait s'inscrire contre l'Antiquité, on verrait peut-être au moins une allusion à l'Antiquité quelque part, mais ce n'est pas le cas. A moins de supposer que l'irrationalité du cauchemar aille directement à l'encontre de l'idée d'une rationalité antique?... Je veux bien, cela se discute, mais mériterait au moins que l'on parle du rôle que joue l'imagination dans le romantisme, un terme qui est aussi évité que celui de néoclassicisme, dans le discours de M. Faroult comme dans le synopsis de l'expo lisible sur le site du Louvre. Plutôt que de parler de romantisme, on préfère parler du “courant dit gothique ou sublime”. Le courant gothique, passe encore, mais le “courant sublime”, je ne vois pas ce que c'est à part une impropriété syntaxique (à moins qu'on ne veuille parler d'un grandiose cours d'eau?...) qui n'a pas lieu d'être quand le terme “romantisme” permettrait d'englober goût gothique et sens du sublime.

Une autre théorie beaucoup plus plausible me vient alors à l'esprit. Le Louvre voulant faire une exposition avec des pièces sensationnelles prend un sujet fourre-tout, l'interprétation de l'Antiquité par les artistes du 18e siècle, et en plus se permet d'y ajouter de très belles pièces qui n'ont absolument rien à voir avec un sujet pourtant vaste. Pourquoi? Parce que le but, comme dans beaucoup trop de grosses expos, c'est d'avoir des pièces sensationnelles, pas de faire des expos cohérentes qui se tiennent intellectuellement d'un bout à l'autre de l'accrochage.
Pour quelle raison ne pas vouloir d'expos cohérentes? Parce que (principe marketing n°1) : “De toute façon les gens ne vont rien y comprendre”. Et puis c'est de l'art, c'est fait pour être admiré, pas pour être compris. Ensuite, pourquoi utiliser, pour l'affiche, une œuvre contradictoire avec le thème de l'exposition? Principe marketing n°2: “La culture, c'est pas sexy, il faut la rendre sexy”, alors pour une fois qu'on a un tableau avec une femme pâmée et un kobold, on va le placer coûte que coûte, plutôt qu'une vieillerie qui imite l'antique de manière un peu austère. Enfin, pourquoi ne pas appeler un chat un chat, et ne pas parler 1/ de néoclassicisme, 2/ de réaction romantique? Foin d'un remaniement des concepts historiographiques, la réponse est tout autre (principe marketing n°3): “Il ne faut pas effrayer les gens par des mots compliqués ou rébarbatifs”.
Si ma théorie est vraie, merci Le Louvre®, vous jouez vraiment bien votre rôle de modèle, national, et donnez visiblement vraiment la voie à suivre à l'ensemble de la muséographie française. Quand il y aura un peu moins de marketing et un peu plus d'histoire de l'art dans les expositions des gros musées nationaux, les œuvres, je pense, ne s'en porteront que mieux.

Voilà mes préventions, à l'exposition désormais de me montrer qu'elles sont infondées. Mais au niveau de la communication, déjà, un beau cafouillage intellectuel. Qui a dit que culture et communication faisaient bon ménage?

lundi 21 juin 2010

Le livre au corps

Cette semaine j'interviendrai au cours d'une des deux journées d'études organisée par Alain Milon et Marc Perelman (Paris 10) à l'INHA, journées d'études réunies sous le titre Le livre au corps.
C'est là le dernier volet d'un triptyque organisé autour de l'esthétique du livre; les deux premiers, Le Livre et ses espaces et L'Esthétique du livre, ont déjà été publiés par les presses de Paris Ouest.


Voilà le programme. J'interviens personnellement le jeudi en début d'après-midi. Avis aux amateurs...

JEUDI 24 JUIN 2010

- 10h00-10h30 : Accueil et présentation du colloque et de l'ouvrage L'Esthétique du livre aux presses universitaires de Paris Ouest par Alain Milon et Marc Perelman

APPROCHE PHENOMENOLOGIQUE DU LIVRE
- 10h30-11h00 : Le livre comme « objet investi d'esprit » : chair et sens du texte, Anne Coignard (CREA, Ecole polytechnique)

APPROCHE HISTORIQUE DU CORPS DE LIVRE
- 11h00-11h30 : La Femme livre : fragmentation du corps féminin dans les recueils de blasons anatomiques à la Renaissance, Irène Salas (EHESS, Paris)
- 11h30-12h00 : Discussion

- 14h00-14h30 : Les Reliures armoriées, métaphore corporelle du temps de Louis XVI, Peggy Manard (BNF)
- 14h30-15h00 : Les Trois Corps du livre : vocabulaire et mise en page du livre illustré au XIXe siècle, François Fièvre (Université de Tours)
- 15h00-15h30 : Discussion

CORPS VIVANT ET CORPS DE LIVRE
- 16h00-16h30 : Écriture des troubles alimentaires : du corps-livre au livre-corps, Karin Bernfeld (écrivain)
- 16h30-17h00 : Du journal intime au corps de la femme chorégraphe : une forme singulière de la créativité, Billana Vassileva-Fouilhoux (Université de Paris III)
- 17h00-17h30 : Ceci est mon livre : quelques stratégies opératoires du livre d'artiste au Québec, Danielle Blouin (Université du Quebec à Montréal)
- 17h30-18h : Discussion

VENDREDI 25 JUIN 2010

METAMORPHOSES DE LIVRE, METAMORPHOSES D'ECRITURE
- 10h-10h30 : Le livre de Mallarmé : Texture et performance, Peter Krilles (Université de Paris III)
- 10h30-11h : Le corporel et le incorporel chez Henri Michaux (« Par des traits »), Serge Chamchinov (chercheur, artiste peintre, concepteur de livres d'artiste)
- 11h30-12h00 : Autour de Poésie pour pouvoir de Michaux, Lorraine Dumenil (Paris VII)
- 12h00-12h30 : Discussion

- 14h00-14h30 : Pétrole de Pasolini : corps du verbe, Marie-Françoise Buresi-Collard (Université Paris I)

DISPARITION DU CORPS DU LIVRE
- 15h00-15h30 : Le Livre, un corps luminescent : modernisme et dématérialisation graphi-que de l'imprimé, Victor Guegan
- 15h30-16h00 : Artiste chirurgien du livre, Anna Rykunova (EHESS, Université Humboldt, Berlin)
- 16h00-16h30 : DISCUSSION et SYNTHESE

Colloque organisé par Alain Milon et Marc Perelman, Professeurs à l'Université de Paris Ouest-Nanterre La Défense

dimanche 10 janvier 2010

Le métier de correcteur

La chose est suffisamment peu courante pour être signalée: un article récent sur le métier de correcteur (qui est, entre autres, celui de votre serviteur), article qui explique assez bien pourquoi le métier est en crise malgré son importance centrale dans le monde de l'édition.
Seuls bémols:
1. L'article met l'accent sur les publications littéraires, qui ne sont qu'une partie de la production éditoriale échue aux correcteurs... mais il est vrai que du fait de la notoriété de l'écrivain de littérature, dont le style est censé être inaliénable, l'exemple de la correction littéraire est particulièrement frappant: le métier de correcteur y apparait d'autant plus invisible que la place de l'auteur y est prépondérante.
2. La conclusion sur "la faute à Internet et aux portables" est tout à fait approximative, la réduction du nombre de corrections accordées à un manuscrit étant le plus souvent la conséquence de la soumission du monde de l'édition à une échelle de rentabilité qui n'est pas la sienne... mais celle de Dassault, Bouygues, Lagardère, Seillère et autres grands possesseurs de groupes d'entreprises qui rachètent d'année en année les maisons d'édition et les groupes de presse, et leur font par conséquent subir des taux de rentabilité auxquels ils n'ont pas l'habitude d'être soumis. "La faute à Internet et aux portables", c'est tout à fait vrai pour la presse, ça l'est beaucoup moins pour l'édition, qui était jusque dans les années 1990 un secteur tout à fait "rentable", mais dont l'appropriation par les grands groupes financiers dénature les objectifs financiers et les logiques de profit qui lui étaient jusqu'ici habituelles — dénaturation qui se répercute naturellement sur les stratégies éditoriales, et par suite sur la qualité des livres publiés. Le problème actuel des maisons d'édition au regard du marché, ce n'est pas tant qu'elles ne soient pas rentables, mais qu'elles ne le soient pas assez.

Merci à Langue sauce piquante d'avoir signalé cet article.

mercredi 20 mai 2009

Grimm chez José Corti **

Petite mise à jour:
description des deux volumes sur le site de Corti ; et entretien avec la traductrice.

jeudi 24 juillet 2008

mercredi 2 juillet 2008

Texte et image

Gros colloque international sur les rapports entre texte et image, la semaine prochaine à l'INHA (IIe arrondissement, Paris). Comme d'habitude, je ne pourrais pas y assister, faute de temps... Ce genre de "grande messe" scientifique, avec 3 ateliers parallèles pendant toute une semaine, est en général assez assourdissant, mais je ne doute pas qu'on y trouve beaucoup de grain à moudre. Pour ceux qui ont un peu plus de temps que moi en ce moment, ça vaut le coup d'aller y glisser une oreille. Le programme se trouve ici, et le descriptif des conférences à cet endroit.
Je recommande notamment:
  • l'atelier 3, "Image et pédagogie",
  • l'atelier 8, "Oeuvre d'art et action rituelle, analyse des formes et des pratiques",
  • l'atelier 9, "Pouvoir de l'image, puissance de l'écriture: formes d'efficacité du sacré en Extrême-Orient",
  • l'atelier 10, "Les objets magiques, procédés rituels et visuels"
  • l'atelier 14, "Frontons et frontispices",
  • l'atelier 16, "Texte, image et censure",
  • l'atelier 20, "Efficacités du blanc, l'Occident et l'Extrême-Orient",
  • l'atelier 24, "Renfermements idélogiques: l'espace et la représentation des slogans politiques au XXe siècle",
  • l'atelier 25, "Le musée imaginaire de la caricature".
Par ailleurs, pour les amateurs de cinéma, l'atelier 17 sur les storyboards; pour les afficionados de génétique des textes, l'atelier 18 (avec une conférence sur Lewis Carroll); et pour les mélomanes, l'atelier 19 sur la question de l'écriture musicale. Il y en a pour tous les goûts, comme vous voyez. Ca m'embête vraiment de ne pas pouvoir assister à un ou deux ateliers...
Si quelqu'un va y faire un tour, pourrait-il publier un compte-rendu de ce à quoi il a assisté sur ombres vertes? Me faire signe par message personnel.

lundi 17 septembre 2007

En quête des juments de la nuit - 2

Voir le début.
Après avoir été exposé à la Royal Academy, Le Cauchemar de Fuseli fait rapidement l'objet de copies sous forme de gravures (ci-dessus gravure de Thomas Burke, 1783). Vu le succès des gravures, qui sont illicitement reproduites en Allemagne et en France, le peintre décide de peindre et faire graver de nouvelles versions de son sujet, afin d'augmenter ses gains pour une image qui se révèle extrêmement populaire. Ci-dessous une version peinte de 1790-1791.

On remarquera que la version ultérieure a un format vertical plutôt qu'horizontal, plus adapté peut-être à l'évocation d'une allégorie qu'à celle d'une scène d'histoire. Par ailleurs, la scène est inversée.


Mais revenons à nos lutins.
Christopher Frayling nous informe que l'étymologie de "nightmare" ne provient pas de "nuit" et de "jument", mais de "nuit" et du nom d'un esprit qui dans la mythologie nordique se fait appeler "mare" ou "mara" (provenant du vieil allemand "Mahr"), et vient oppresser les dormeurs dans leur sommeil. Le dictionnaire de Johnson (1755), qui fait autorité à l'époque de Fuseli, donne cette étymologie à l'entrée "Nightmare" (cauchemar):

Nightmare: [night, and according to Temple, mara, a spirit that, in the northern mythology, was related to torment or suffocate sleepers]. A morbid oppression in the night, resembling the pressure of weight upon the breast.

Tout ceci nous amène à réfléchir sur l'étymologie de notre propre mot pour désigner les mauvais rêves, "cauchemar". Et pour ceci il est nécessaire d'aller voir du côté de chez Claude Lecouteux, dans un livre dont j'ai déjà parlé ici. Dans Les nains et les elfes au Moyen-Âge, Claude Lecouteux écrit:

"Cauchemar" entre tardivement dans le lexique français, au début du XVIe siècle seulement, et l'on admet généralement qu'il est formé du moyen néerlandais mare, auquel on prête le sens de "fantôme", et du déterminant cauche- pour lequel deux étymons sont envisagés: le latin calcare, "fouler, presser", ou calceare, "chausser". La forme cauche serait issue du croisement de l'ancien français chaucher et du picard cauquer. Avant le XVIe siècle, les Français appellent le cauchemar appesart, mot apparenté à l'italien pesuarole, l'espagnol pesadilla et au portugais pesadela, tous dérivés d'un verbe signifiant "peser".

En gros, tous les termes se rapportant au cauchemar se rapportent à l'idée de poids, d'oppression. "cauche" apporte en plus l'idée de piétinement, et "cauchemar" est littéralement "l'esprit qui piétine" le dormeur durant son sommeil.

Le ou la Mahr est donc, dans le monde roman, une créature qui vous assaille et pèse sur vous; de ce fait elle est étymologiquement proche parente de l'ephialtes grec, littéralement "qui saute dessus", et de l'incubus romain, soit: "qui couche dessus". La notion de piétinement, étrangère au monde roman et que nous retrouvons dans cauche, est empruntée au monde germanique.

Dans le tableau de Fuseli, l'espèce de petit lutin est donc un esprit maléfique venant oppresser la poitrine de la dormeuse. Il se trouve que la médecine du XVIIIe siècle, (comme nous en informe encore une fois Christopher Frayling) connaissait cette parenté entre les mauvais rêves, le Mahr nordique et l'incubus latin, parenté qu'elle essaye de résorber en expliquant le folklore par des causes physiologiques (l'impression d'oppression au niveau du ventre étant liée à un problème de menstrues ou d'indigestions, etc.). Le Dr John Bond publie notamment en 1753 un essai sur le cauchemar (ce qu'on appelle aujourd'hui en médecine la paralysie du sommeil ou sleep paralysis) et la manière de le soigner, intitulé Essay on the Incubus, or Night-Mare.
Dans cet essai, il explique notamment que le folklore britannique confond "mare" (jument) et "nightmare", ce qui nous permet de comprendre que le jeu de mot n'était pas de Shakespeare, mais que la confusion entre "Mare" (jument) et "Mahr" (esprit nocturne d'origine germanique) était courante dans le folklore des temps anciens. Probablement du fait que le premier est issu étymologiquement du second.

En effet, quel animal peut piétiner mieux qu'une jument, et donc se trouver le plus facilement associé à un esprit qui oppresse de ses pieds la poitrine du dormeur? La confusion entre l'esprit anthropomorphe et la jument se trouve ainsi justifiée, dans une allégorie complète du nightmare qui est à la fois représenté en jument (mare) nocturne et en esprit (mahr) nocturne.

Il reste que l'identité de cet esprit anthropomorphe nous est encore mal connue. On a vu qu'il était proche de la figure de l'incube (ce qui a favorisé les interprétations sexuelles du tableau, qui représenterait un incube venant "visiter" une dormeuse) qui fait partie du "panthéon" de la démonologie chrétienne, qui est de culture latine. Mais existe-t'il, plus près du paganisme germanique, également une parenté avec les êtres féeriques? C'est ce que nous verrons la prochaine fois.

dimanche 2 septembre 2007

En quête des juments de la nuit - 1

Les derniers billets étaient un peu éloignés de la topique habituelle du blog, aussi vais-je essayer d'y revenir un peu. Après avoir parlé de Crowley et des Hell's Angels, je reste néanmoins dans une atmosphère satanique.
Tout le monde connaît le célèbre tableau The Nightmare de Fuseli (ou Füssli, 1741-1825), peintre romantique anglais. Ci-dessous la première version, exposée en 1782 à la Royal Academy (maintenant conservée au Detroit Institute of Arts).

L'année dernière, ce tableau mythique a fait l'objet d'une exposition à la Tate Britain (Londres), où il était mis en rapport avec d'autres oeuvres de Fuseli et de ses contemporains, et avec l'émergence de l'imagerie gothique qui a désormais investi la culture populaire sous la forme des légendes de Dracula, des films d'horreur, etc. Je n'ai pas vu l'exposition, mais j'ai pu accéder au catalogue (merci Hélène), qui est assez intéressant. Particulièrement le premier essai de Christopher Frayling, qui est consacré à l'exégèse du tableau de Fuseli. L'article est très complet, et j'y renvoie pour ceux que ça intéresse.

Christopher Frayling s'attarde notamment sur la question du sujet du tableau. A l'époque, il est impossible de faire un tableau sans sujet, et la peinture est soit de paysage, de portrait, de scène de genre, de nature morte, ou d'"histoire", c'est-à-dire d'une scène tirée de la bible, de la mythologie, de la littérature ou de l'histoire des hommes, donc un tableau qui raconte ou rende compte d'un récit bien particulier. Il semble au premier abord que le tableau de Fuseli relève de la peinture d'histoire, étant donné l'aspect dramatique donné à la scène. A l'époque, Fuseli est connu pour avoir mis en image de nombreuses scènes tirées de Shakespeare. Ce tableau serait-il tiré d'une pièce du dramaturge élizabéthain? Celui-ci, dans King Lear (III, 4), fait dire dans la bouche de Mad Tom:
"Sir Withold footed thrice the world,
He met the Night Mare and her nine-fold;

Bid her alight and her troth plight

And aroynt thee, witch, aroynt thee.
"

Traduction de Pierre Leyris et Elizabeth Holland:

"Saint Vital, par trois fois parcourant la forêt,
Rencontre Cauchemar et ses neuf familiers;
Il le fait prosterner
Pour engager sa foi;
A présent déguerpis, sorcière, déguerpis!"

Pierre Leyris et Elizabeth Holland traduisent "Night Mare" par "Cauchemar" (nightmare en anglais), pourtant Shakespeare, en dissociant les deux parties du mot, nous donne l'indice d'une seconde signification: la "jument de la nuit" (jument se dit "mare", et nuit "night"). Jeu de mot célèbre, qui associe bien la jument qu'on voit sur le tableau de Fuseli avec le cauchemar. Le cheval est un animal psychopompe, traditionnellement associé au monde des morts, ce qui rend le "jeu de mot" plus signifiant encore: ce n'est plus un jeu de mot, mais un retour, semble-t-il, à l'origine étymologique du mot "nightmare". Voila pour le bestiau, dont l'histoire est relativement connue: on retrouve le même symbole de cauchemar dans l'album de bande dessinée de David B intitulé Le Cheval blême, et dans lequel l'auteur raconte (de manière d'ailleurs superbe) ses mauvais rêves.

Néanmoins, il semble que Fuseli n'a pas illustré ce passage de Shakespeare, puisqu'il représente dans son tableau une femme en proie au cauchemar sur sa couche, alors que King Lear parle d'une rencontre en extérieur ("footed thrice the world" pourrait être autrement traduit par "marchait par trois fois à travers le monde") avec "Sir Withold".

Je passe les détails et les différentes possibilités d'interprétation qui ont pu agiter les esprits depuis 1782: référence à un passage du Paradise Lost de Milton, à la Reine Mab telle qu'elle est décrite par Drayton ou par Shakespeare, réminiscence des incubes décrits dans le Malleus Maleficarum, ou bien d'une héroïne des romans pornographiques sadiens, peinture autobiographique à propos d'un amour malheureux du peintre, Anna Landolt de Zurich, etc. Il ne semble pas, comme en témoigne la diversité des interprétations iconographiques, qu'il y ait dans le tableau de Fuseli une référence claire et précise à un passage de Shakespeare, ou à d'autres écrits. Ce qui en fait, en quelque sorte, une peinture d'histoire "sans sujet", ou plutôt sans sujet clairement définissable, se référant à un récit particulier.
Ce tableau semble ainsi plutôt relever de l'allégorie, c'est-à-dire d'une "représentation d'une idée abstraite sous un aspect corporel" (Souriau, Vocabulaire d'esthétique). Et le cauchemar en général est le sujet de cette allégorie, non le cauchemar de quelqu'un en particulier. On a vu que la jument était une référence à une figure traditionnelle du cauchemar, véhiculée par Shakespeare, mais présente dans la mythologie et le folklore: elle a ainsi toute sa place en tant qu'acteur et attribut d'une allégorie du cauchemar. Elle semble même l'incarner.

Le problème réside dans l'espèce de petit lutin: qu'est-ce qu'il vient faire ici?

La suite au prochain épisode. Et l'épisode final un peu plus loin.

mardi 17 juillet 2007

Kobaïen première langue

Il y en a qui ont de la chance, et qui apprennent une langue étrangère dès le berceau. Je connais une petite Vassilissa comme ça, qui s'exprime en russe et en français. Mais il y en a qui ont encore plus de chance, et qui ont pour langue maternelle une langue imaginaire. C'est le cas de Jade, une petite très mignonne qui connaît déjà des chansons en kobaïen.
Quand j'aurais des enfants, j'essaierai de leur inculquer l'elfique ou l'utopien. Pas le corbeau, c'est un peu trop limité.

dimanche 8 juillet 2007

Parler comme un corbeau

On se souvient souvent d'Edgar Poe qui faisait dire à son corbeau "Nevermore", mais il s'était sans aucun doute trompé: les corbeaux parlent à grands renforts de "croua" et de "crouou". C'est un savant français de l'époque romantique, Pierre Samuel du Pont de Nemours, qui l'a établi, comme en témoigne cet excellent article, qui relate une enquête au pays du langage des oiseaux... et dans le "saint des saints" de la BNF (la salle de réserve), qui, je peux l'assurer à Jean Véronis, accueille parfois plus de trois personnes à la fois.
Je trouve ça génial ces histoires de recherches sur des langues imaginaires, ça me rappelle le jeu des perles de verre de Hesse: une entreprise aussi belle et passionnante qu'elle est inutile et hors du monde.