lundi 31 octobre 2011

Alice et les fantômes

Deux expositions à aller voir ab-so-lu-ment. Et pour une fois c’est en province.

Alice Liddell, qui a inspiré Lewis Carroll pour la création de son célèbre roman.
Archives Charmet Bridgeman Giraudon.

Tout d’abord “Images d’Alice, au pays des merveilles”, à la médiathèque de Rennes, qui est avant tout une exposition de livres illustrés qui explore la fortune iconographique de cette œuvre formidable qu’est Alice’s Adventures in Wonderland de Lewis Carroll. Je ne désespère pas de pouvoir m’y rendre: elle ne ferme qu’en mars de l’année prochaine. Et c’est un sujet tout à fait inédit d’exposition, le genre de choses qu’aurait pu faire Orsay si... j’allais dire “si les conservateurs de grands musées parisiens avaient de l’imagination”, mais c’est probablement à la fois faux et surtout gratuitement méchant: le fait est en tout cas que beaucoup d’expositions réellement originales (plutôt que d’énièmes rétrospectives sur Manet ou Mondrian) se font en province, et ne bénéficient pas pour autant de la même couverture médiatique. Ceci dit, moins de moi l’idée de vouloir attaquer les grandes expositions fondamentales sur les grands artistes ou les grands courants, mais simplement de souligner l’originalité d’une telle exposition, qui aurait de la peine à s’inscrire dans la ligne de grandes institutions parisiennes... et qui pourtant ramènerait énormément de monde, à Paris y compris je pense.

Goya, La Conjuration (Les Sorcières), 1797-1798
Huile sur toile - 43 x 30 cm
Madrid, Fundación Lázaro Galdiano
Photo : Fundación Lázaro Galdiano

L'autre expo à aller voir cet automne, donc, est, à Strasbourg, “L’Europe des esprits, ou la fascination de l'occulte, 1750-1950”, qui poursuit la voie ouverte par l’expo “Traces du Sacré” à Pompidou en 2008, dans une veine moins centrée sur les beaux-arts, plus axée sur une histoire culturelle prise au sens large. Une histoire de la fascination qu’ont connu les arts et la littérature pour le monde des fantômes et des esprits nocturnes, de Fuseli à Brauner en passant par Novalis, Breton ou Conan Doyle, donc, mais aussi des tables tournantes, et également de toutes les pseudo-sciences qui ont pu graviter autour des rêveries occultistes. De quoi aiguiser l’appétit pour tous les amateurs d’ombre! Je ne pourrai pas me rendre à Strasbourg, mais si quelqu’un y va et se sent l’humeur (et le temps) de rédiger un petit compte-rendu critique, ce blog lui est ouvert (sous réserves, bien sûr, d’acceptation du contenu par son principal auteur/éditeur). Le risque de ce genre d’expositions étant de noyer le visiteur sous un flot d’objets divers sans lien entre eux, comme ç’avait par exemple été en partie le cas pour l’exposition “Mélancolie” dirigée par Jean Clair il y a quelques années, il est à attendre une hauteur de vue qui permette véritablement de faire le tour du sujet sur deux siècles autrement que de manière superficielle.
Autant dire, ici, un véritable défi, vu l’ampleur tant chronologique que thématique. Mais si celui-ci est relevé avec succès, autant dire qu’il s’agira ici d’une exposition très importante, et encore une fois très originale: si le rapport entre beaux-arts et occultisme a déjà été en partie traité entre autres, récemment, à l’occasion de “Traces du Sacré” déjà mentionné, une bonne histoire de l’occultisme et de ses rapports à la fois avec la science et les arts (c'est-à-dire en tant que phénomène culturel global) reste à faire. Tout le monde (les heureux élus se reconnaîtront) connaît le Sâr Péladan, mais peu connaissent Éliphas Lévi ou Stanislas de Guaita, et leur lien, s’il existe, avec la pensée, la science et les arts de leur époque reste à établir.
Mais il est impossible d’être exhaustif, et La Tribune de l’art estime que ce ne sont pas les manques qu’il faudrait souligner dans cette expo, mais au contraire, davantage, un fourre-tout parfois un peu obscur. On ne doute pas néanmoins que les initiés sauront s’y reconnaître. En attendant, le catalogue est très beau et semble très pointu... mais n’est pas un vrai catalogue dans la mesure où il ne répertorie ni n’explique les œuvres exposées, et donc ne dispense pas d’aller voir ces dernières. C’est jusqu’en février 2012.

Garamond ou Garamont?

Très beau site sur la police de caractères Garamond, à l'occasion du 450e anniversaire de la mort de son créateur, Claude Garamont. Vous souhaitez en savoir plus sur ce caractère classique, indémodable, sur les circonstances de sa création, ses variations historiques, ses recréations contemporaines, les valeurs et symboliques qui lui sont attachées? Allez-y voir, c'est hébergé et produit par le ministère de la Culture, et très bien fait.

lundi 10 octobre 2011

Grande exposition sur les jouets au Grand Palais

Les articles du Monde et du Figaro sont assez élogieux, mais on pourra lire un compte-rendu plus critique de cette exposition “Des jouets et des hommes” sur Le Magasin des Enfants, dans un billet rédigé par Mathilde Lévêque. Les partis pris scénographiques ne semblent ni d’une grande clarté théorique, ni d’une grande originalité dans les thèmes choisis (les animaux qui mêlent l’Arche de Noé et les animaux du cirque, la différence filles/garçons qui continue visiblement de nourrir les préjugés sexistes, etc.): un beau sujet comme celui-ci aurait sans doute mérité une meilleure architecture. On a l’impression que les commissaires ont davantage fait une exposition sur l’imaginaire du jouet que sur le jouet en lui-même, ses fonctions, son histoire, son esthétique, etc.

Cela reste néanmoins bien sûr une exposition à voir pour la beauté et la rareté de ses pièces, certaines uniques, à l’histoire particulière, etc. Signe des temps, comme très souvent on fabrique de l’événement au lieu d’expliciter une histoire, un objet: c’est visiblement une très grande et belle expo, mais sans doute pas la plus pédagogique ni la plus intelligente qu’on aurait pu rêver sur le sujet.

L'illustration des contes de Grimm au 19e siècle


Samedi prochain, au séminaire de l’AFRELOCE, je présenterai quelques résultats de mon sujet de thèse. Ça se déroule à l’ENS Ulm, à partir de 10h00.
Plus d’informations sur Le Magasin des Enfants.

On parlera notamment de l’influence de l’illustration sur le statut littéraire des contes: non seulement ce dernier est modifié du fait même que les textes soient illustrés, mais la nature même des images (leur style, leur parti pris iconographique, etc.) influe sur leur réception, et partant sur le genre littéraire qui leur est reconnu.

jeudi 22 septembre 2011

Grimm et Afanassiev à la BNF

La semaine prochaine, jeudi 29 septembre, journée d'études consacrée à Grimm, Afanassiev et les collectes de contes au XIXe siècle. C'est à la BNF. Ci-dessous le programme, copié/collé du site de la BNF. Si vous voulez y aller, il faut s'inscrire (voir le lien).
Personnellement, à mon grand regret je ne pourrai y aller, étant pris par une intervention à un séminaire le même jour à Caen. Mais pour les amateurs de contes, allez-y, il n'y a que du beau monde, et des séances de conte sont prévues en plus des conférences savantes.

9h
Accueil

9h15
Ouverture

Jacqueline Sanson, directrice générale de la BnF
Lise Gruel-Apert, présidente de l’Association l’ « Oiselle de feu »
Evelyne Cevin, BnF / CNLJ – JPL

matin
Modérateur : Corinne Gibello-Bernette
, BnF / CNLJ – JPL

9h30
Des contes populaires allemands ? Les Frères Grimm et leurs prédécesseurs (Johann Karl August Musäus, Benedikte Naubert, etc.)
Natacha Rimasson-Fertin, maître de conférences, Université Stendhal-Grenoble 3 (ILCEA/CERAAC)

10h15
Les émules des Frères Grimm : Theodor Vernaleken, Ignaz Vinzenz Zingerle, Albert et Arthur Schott, Franz Obert, Josef Haltrich, Pauline Schullerus.
Claude Lecouteux, professeur émérite, Université Paris-Sorbonne (Paris IV)

11h
Débat avec la salle et pause


11h30
Raconter les contes des Frères Grimm et d’Alexandre Afanassiev ?
Evelyne Cevin

12h15
Débat avec la salle


Après-midi
Modérateur : Natacha Rimasson-Fertin


14h
Contes
Evelyne Cevin


14h30
L’intérêt pour les contes populaires en Russie au début du XIXe siècle et l’aspect novateur du recueil d’Afanassiev
Lise Gruel-Apert, professeur émérite, Université Rennes 2

15h15
Les critiques faites en Russie au recueil d’Afanassiev et les collectes qui ont suivi
Tatiana G. Ivanova, vice-directrice de la Maison Pouchkine de Saint-Pétersbourg

16h
Débat avec la salle et pause

16h30

La France : le retard des collectes, une approche nouvelle. D'Emmanuel Cosquin à Antonin Perbosc.
Nicole Belmont, directrice d’études à l’EHESS

17h15
Débat avec la salle

17h30
Synthèse
Muriel Bloch
, conteuse [sous réserve]

18h30 à 20h
Contes des Frères Grimm et d’Alexandre Afanassiev
Evelyne Cevin raconte, accompagnée par le quatuor Bedrich

mardi 20 septembre 2011

État des lieux

Cela fait très longtemps que je ne suis pas venu alimenter ce blog, à tel point que j'ai pensé à un moment le désactiver: manque de temps et de motivation pour écrire. Je me donne néanmoins une petite chance pour essayer de recommencer à écrire régulièrement, mettons une fois par mois.

Quoi de neuf depuis plus de six mois (du moins dans ce qui peut intéresser Ombres vertes, rien de privé ici)?

L'exposition que je préparais sur le sujet de la maison Mame s'est très bien déroulée, on peut en voir quelques photos sur le blog du projet de recherches afférent. L'exposition a connu un très vif succès, non seulement de la part des amateurs d'art et du livre, mais aussi de toute une partie de la population, de Tours ou des environs, qui ont travaillé à la maison Mame, ou dont des membres de la famille ont travaillé chez Mame, etc. Seul défaut à mon sens: la durée de l'exposition, qui n'a pas été au-delà de 6 semaines, et n'a pas permis à tous ceux qui voulaient aller la voir de s'y rendre. Question de calendrier... mais le catalogue d'exposition (au sens strict un livret d'exposition dans la mesure où les œuvres exposées n'y sont pas répertoriées), édité par Silvana, est disponible en librairie. Demandez-le à votre libraire (plutôt que de l'acheter sur Amazon, mais il y est aussi disponible).
C'est mon premier livre publié. Au passage, donc, à nouveau un énorme remerciement à Michèle Prévost, Bérangère Rouchon-Borie, et surtout Cécile Boulaire pour leur aide et leurs relectures, aussi bien concernant le livre que l'expo. Le tout vient un peu tard ici, mais je suis très satisfait du résultat, et il est juste de mentionner que je ne suis pas le seul à y avoir contribué.
Le volume du colloque Mame, beaucoup plus érudit et important en taille que le livret d'exposition, est en route, et devrait être publié si tout se passe bien l'année prochaine aux Presses universitaires de Rennes. J'y dirige un chapitre et y ai un article.

William Blake, The Marriage of Heaven and Hell, page de titre, version C (Morgan Library and Museum)

Par ailleurs, une intervention au colloque “Hybridations texte et image”, à l'université de Tours, sur William Blake et son Mariage du Ciel et de l'Enfer. De quoi renouer, après beaucoup de recherches souvent érudites en histoire du livre, avec plusieurs de mes marottes: la période romantique, l'art visionnaire, la symbolique du livre, etc. Normalement l'article devrait être publié dans les actes du colloque, toujours l'année prochaine (enfin, on verra...), aux Presses universitaires François Rabelais, dans une collection dont j'aurai sans doute l'occasion de reparler à l'avenir.
Au passage, j'aimerais adresser mes remerciements aux éditeurs et à toute l'équipe du site internet The William Blake Archive, Morris Eaves, Robert Essick et Joseph Viscomi, pour le formidable travail qu'ils ont pu faire sur l'artiste, et gracieusement mettre à disposition. Ce site est une banque de données impressionnante, où l'on peut voir notamment tous les livres enluminés de Blake, les comparer dans leurs différentes versions, etc. Du travail à la fois précis et intelligent, qui m'a beaucoup facilité la tâche. Merci encore.

Et maintenant, en attendant la suite, en cette période de rentrée, reprise de mon métier de correcteur. Mais on n'abandonne ni la recherche, ni les lectures, ni peut-être le plus important: la contemplation.

vendredi 4 février 2011

Le Cauchemar de Fuseli au Louvre, un imbroglio sémantique

Cela me faisait tiquer depuis longtemps, de voir ces grandes affiches avec Le Cauchemar de Fuseli pour une exposition du Louvre intitulée l'Antiquité rêvée... Je ne suis pas toujours pas allé la voir, cela ne devrait tarder, mais cette vidéo réalisée par Télérama a néanmoins achevé de me convaincre de deux ou trois choses.

Fuseli, Le Cauchemar, 1782, Detroit, Institute of Arts

Guillaume Faroult, commissaire scientifique de l'exposition, nous y explique dans un premier temps qu'il “n'y a aucune clé, dans la littérature, le folklore ou la mythologie qui puissent nous aider à comprendre tout de suite l'identité des personnages”. Gasp. Dans la littérature et la mythologie, passe encore, mais la figure du cauchemar dans le folklore, qu'en fait-on? Je me permets ici de renvoyer à mes trois billets au sujet de ce tableau. Le cauchemar est quand même une figure folklorique relativement connue à l'époque, et même si ce n'est pas un sujet des plus populaires, il ne faut pas oublier que Fuseli s'adresse essentiellement à un public choisi, capable de comprendre ses allusions à Shakespeare (qui lui-même réutilise le folklore dans ses pièces, mais bref) ou même à l'essai médical de John Bond sur le sujet (mais de cela, M. Faroult n'en parle pas, sans doute n'en a-t-il pas eu le temps). Mais bizarrement, un peu après, M. Faroult ajoute que le démon avait pu être interprété comme étant un incube, figure du folklore démoniaque occidental (“septentrional”, ajoute-t-il, alors que l'auteur du principal traité connu sur les incubes, Ludovico Sinstrari, est un inquisiteur italien, mais passons). Il faudrait savoir, folklore ou pas folklore? Possibilité d'interprétation ou non?
Ne soyons pas injuste envers M. Faroult, je pense que nous pouvons tomber d'accord sur le fait que la clef du tableau de Fuseli n'est pas d'accès aisé et demande une certaine érudition. De là à dire qu'il n'y en a pas, c'est aller un peu loin, et revenir à dire que le tableau est incompréhensible... ce qu'il n'est pas: il est tout au plus mystérieux parce que plusieurs clés empruntées à plusieurs domaines (littérature, folklore, médecine...) y donnent accès sans véritablement se contredire. Ce qui est la marque du fait que ce n'est pas un tableau simplement allégorique, mais peut-être bien “symbolique” au sens où l'entendront plus tard les symbolistes: Fuseli manierait des “symboles” ouverts, aux sens non fixés par des conventions préétablies, qui du coup (contrairement par exemple à La Justice et La Vengeance divine poursuivant le Crime de Prud'hon, un peu plus tard, mais toujours dans l'ère néoclassique) laisserait une interprétation relativement ouverte. Le débat est long et passionnant, mais je pense qu'on peut à peu près tomber d'accord sur pas mal de choses concernant ce point.

Prud'hon, La Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime, 1808, huile sur toile, 2,44 x 2,94 m, Paris, musée du Louvre.


Là où j'ai bien peur que l'on ne soit absolument pas d'accord, en revanche, c'est sur le fait, pourtant d'importance centrale pour l'exposition, que le tableau de Fuseli constituerait un très bon exemple d'une “réaction” à l'anticomanie de la fin du 18e siècle. C'est-à-dire? Je sais que c'est justement le propos de l'exposition que de montrer cette réaction au néoclassicisme (qui est le véritable sujet de l'exposition du Louvre, mais le mot reste bizarrement absent des descriptions officielles...), et que je n'ai pas encore vu l'exposition et suis donc mal placé pour juger. Soit.
Mais si on nous dit que Le Cauchemar de Fuseli en est le meilleur exemple, là je ne comprends vraiment pas. Il n'y a absolument aucun rapport de sens entre cette œuvre et l'Antiquité, ce qui m'avait fait tiquer en voyant l'affiche. On vient m'expliquer ensuite que c'est justement parce que c'est une œuvre en réaction contre le modèle antique. Je veux bien, mais il ne faut pas non plus prendre les gens pour des idiots: ce n'est pas parce qu'une œuvre n'a pas de rapport sémantique avec un domaine qu'elle s'inscrit nécessairement contre lui. Elle peut aussi tout simplement s'inscrire ailleurs, ici dans un autre imaginaire que celui de l'antique, celui du folklore médiéval et de Shakespeare. Si elle devait s'inscrire contre l'Antiquité, on verrait peut-être au moins une allusion à l'Antiquité quelque part, mais ce n'est pas le cas. A moins de supposer que l'irrationalité du cauchemar aille directement à l'encontre de l'idée d'une rationalité antique?... Je veux bien, cela se discute, mais mériterait au moins que l'on parle du rôle que joue l'imagination dans le romantisme, un terme qui est aussi évité que celui de néoclassicisme, dans le discours de M. Faroult comme dans le synopsis de l'expo lisible sur le site du Louvre. Plutôt que de parler de romantisme, on préfère parler du “courant dit gothique ou sublime”. Le courant gothique, passe encore, mais le “courant sublime”, je ne vois pas ce que c'est à part une impropriété syntaxique (à moins qu'on ne veuille parler d'un grandiose cours d'eau?...) qui n'a pas lieu d'être quand le terme “romantisme” permettrait d'englober goût gothique et sens du sublime.

Une autre théorie beaucoup plus plausible me vient alors à l'esprit. Le Louvre voulant faire une exposition avec des pièces sensationnelles prend un sujet fourre-tout, l'interprétation de l'Antiquité par les artistes du 18e siècle, et en plus se permet d'y ajouter de très belles pièces qui n'ont absolument rien à voir avec un sujet pourtant vaste. Pourquoi? Parce que le but, comme dans beaucoup trop de grosses expos, c'est d'avoir des pièces sensationnelles, pas de faire des expos cohérentes qui se tiennent intellectuellement d'un bout à l'autre de l'accrochage.
Pour quelle raison ne pas vouloir d'expos cohérentes? Parce que (principe marketing n°1) : “De toute façon les gens ne vont rien y comprendre”. Et puis c'est de l'art, c'est fait pour être admiré, pas pour être compris. Ensuite, pourquoi utiliser, pour l'affiche, une œuvre contradictoire avec le thème de l'exposition? Principe marketing n°2: “La culture, c'est pas sexy, il faut la rendre sexy”, alors pour une fois qu'on a un tableau avec une femme pâmée et un kobold, on va le placer coûte que coûte, plutôt qu'une vieillerie qui imite l'antique de manière un peu austère. Enfin, pourquoi ne pas appeler un chat un chat, et ne pas parler 1/ de néoclassicisme, 2/ de réaction romantique? Foin d'un remaniement des concepts historiographiques, la réponse est tout autre (principe marketing n°3): “Il ne faut pas effrayer les gens par des mots compliqués ou rébarbatifs”.
Si ma théorie est vraie, merci Le Louvre®, vous jouez vraiment bien votre rôle de modèle, national, et donnez visiblement vraiment la voie à suivre à l'ensemble de la muséographie française. Quand il y aura un peu moins de marketing et un peu plus d'histoire de l'art dans les expositions des gros musées nationaux, les œuvres, je pense, ne s'en porteront que mieux.

Voilà mes préventions, à l'exposition désormais de me montrer qu'elles sont infondées. Mais au niveau de la communication, déjà, un beau cafouillage intellectuel. Qui a dit que culture et communication faisaient bon ménage?

Des revenants au Louvre

Daniel Rabel, Première entrée des fantômes, quatre figures, 1632, cliché RMN.

Du 13 janvier au 28 mars a lieu une drôle de programmation culturelle au musée du Louvre. Non ce n'est pas une suite de conférences d'histoire de l'art ou de théorie muséographique, mais bien un cycle de conférences et de projections de films autour des revenants, et de la figure du retour des morts. Accompagnant une exposition du département des arts graphiques sur le même sujet (qui elle-même accompagne en partie l'expo block-buster “L'Antiquité rêvée”, dont j'espère pouvoir reparler), qui dure du 13 janvier au 14 mars, et qui a l'air absolument passionnante.
Que l'on ne s'attende pas à du film de zombi* bien gras, bien sûr, Louvre oblige, mais bien à un Dreyer, un Fritz Lang, des films de Kiyoshi Kurosawa, le Dead Man de Jarmusch (qui est désormais, depuis l'expo Blake du Petit Palais, admis au musée), Aux frontières de l'aube de Bingelow à la rigueur, etc. Je note personnellement surtout une reconstitution des fantasmagories de Robertson, sorte de spectacle à la lanterne magique de la fin du 18e siècle, qui fait partie des ancêtres du cinéma.

Côté conférences, il y a également de quoi faire: je retiens notamment celle de Jean Wirth sur le macabre médiéval, le 21 février, et celle de Clément Chéroux sur la photographie spirite, le 28 février. Sinon, Didi-Huberman, Olivier Schefer, Philippe-Alain Michaud... du beau monde.

Girodet, Le Songe d'Enée, lavis brun et gris, rehauts de blanc sur traits de crayon, Paris, musée du Louvre, cliché RMN.


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*On a quand même droit au Jour des morts-vivants de Romero, pas aussi incontournable que La Nuit, du même, mais bon... pour une fois qu'il y a des zombis au Louvre!

dimanche 9 janvier 2011

Film pour une révolution et six percussionnistes

Peut-être se souvient-on encore de "Music for one apartment and six drummers", un morceau en 4 mouvements dont la représentation avait été filmée il y a déjà quelques années (2001 visiblement), et qui montrait des percussionnistes s'emparer l'espace de quelques minutes d'un appartement pour y faire de la musique avec les objets de la vie quotidienne: interrupteurs, brosses à dent, atomiseurs de parfum, verres...
Les percussionnistes viennent de remettre le pied à l'étrier, pour un long-métrage cette fois-ci, qui est sorti fin décembre (un extrait ici). C'est du jamais vu, sorte de polar délirant où des musiciens terroristes tentent de faire d'une ville entière leur instrument de musique. Il n'y avait que des Suédois pour inventer cette sorte de Fight Club pour percussionnistes, tout à fait surréaliste, et en tout cas jouissif, surtout pour les batteurs cela va de soi, mais aussi pour les autres. Si le scénario reste peut-être un peu lâche, qui empêche de considérer le film comme un pur chef-d'œuvre, on ne peut qu'admirer l'inventivité des scénaristes.

jeudi 6 janvier 2011

La cruauté de Webster, la sensualité de Keats

Pour me délasser des missels du Second Empire, et autres choses fascinantes que je dois étudier pour préparer l'exposition Mame à venir à Tours dans bientôt deux mois, j'arrive encore à trouver un peu de temps pour moi. Aussi, les cadeaux de Noël ayant amené Bright Star dans notre maigre collection de dvds, je me suis mis avec ravissement à la lecture de quelques poèmes de Keats. Et notamment à The Eve of St Agnes, décidément très beau, comme peut l'être la poésie romantique, mais, contrairement à celle de Shelley, lente, calme, méditative... et pourtant passionnée en même temps. Surtout, la poésie anglaise est tellement concrète, tellement proche des choses, si peu encline à "faire de l'esprit"...

John Keats par Joseph Severn, 1821-1823, National Portrait Gallery, Londres.

Puis nous sommes allés voir, hier soir, la Duchesse de Malfi de John Webster, dans une traduction d'Anne-Laure Liégeois et Nigel Gearing, et une mise en scène d'Anne-Laure Liégeois. Rarement vu quelque chose d'aussi violent, noir, et en même temps grotesque, voire grand-guignolesque, surtout sur la fin. Nous avions déjà vu une pièce montée par A-L Liégeois: il s'agissait d'Edouard II de Christopher Marlowe, un dramaturge de la même veine : époque shakespearienne, théâtre jacobéen sulfureux où les scènes de violence se disputent celles de sexe, de malédictions et d'imprécations contre le destin.
Sauf que la trame historique, chez Webster, disparaît au profit d'un excès baroque assez stupéfiant, qui confine parfois au délire, comme dans cette scène où, pour la consoler de l'avoir enfermée dans une tour, un frère propose à sa sœur la duchesse de lui faire assister à un spectacle de fous racontant tous, simplement vêtus d'une chemise, des absurdités que n'auraient pas reniées un Rabelais ou un Lucien.

La Duchesse de Malfi de Webster, mis en scène par A-L Liégeois. Cliché Christophe Raynaud De Lage.

Et tout ça écrit au XVIIe siècle, dans ce XVIIe siècle synonyme pour nous, en France, de classicisme et de rationalité... Ne nous étonnons pas en tout cas que le roman noir soit né en Angleterre, à l'époque où les Lumières, en France, battaient leur plein. L'opposition de Shakespeare et de Racine est vieille comme les études littéraires, mais celle entre le grotesque noir et délirant de Webster et le comique bien sage de Molière laisse à réfléchir... Mais comment se fait-il, décidément, que les Anglais soient aussi doués en littérature? J'essaierai d'y repenser en retournant à mes livres illustrés catholiques pour la jeunesse du XIXe siècle...

La Duchesse de Malfi de Webster, mis en scène par A-L Liégeois. Cliché Christophe Raynaud De Lage.