lundi 15 septembre 2008

Kelmscott Press

En ce moment, je prépare un petit cours sur l'impression de l'image et du texte au XIXe siècle, de Didot à Morris. Qu'est ce que c'est beau les productions de la Kelmscott Press de William Morris! Je sais que c'est un peu réactionnaire d'aimer les recréations néogothiques victoriennes des livres imprimés du XVe siècle, mais on ne peut pas nier que William Morris avait le sens de la mise en page. C'est même plutôt bien que le texte, sur deux colonnes, ne soit pas justifié mais ferré à gauche, ça laisse un peu de blanc à la page, ce qui évite d'accentuer l'effet de masse déjà obtenu par une décoration surchargée des bordures et des lettrines (cliquer sur l'image pour la voir en plus grand).

Burne-Jones (illustrations), Morris (typo, lettrines et bordures), The Works of Geoffrey Chaucer, Kelmscott Press, 1896.

Je pense que politiquement (il ne faut pas oublier qu'il était socialiste militant), William Morris, de nos jours, aurait été dans le camp de la décroissance: contre le Grand Capital, on revient aux méthodes de production de «nos ancêtres», on revalorise l'artisanat, la qualité au lieu de la quantité, on lutte pour de bonnes conditions de production (comme pour le commerce équitable, qui est une version mondialisée de la conscience de classe propre à la culture ouvrière syndicale... sauf qu'elle ne vient pas des mêmes acteurs), etc. «William Morris, un prototype de la culture bobo?» Un beau titre de communication, ça, il faudra que je me penche là-dessus.

The Recuyell of The Historyes of Troye (Raoul Lefèvre, trad. William Caxton), Kelmscott Press, 1892.

Admirez ça, si ce n'est pas une bonne idée d'imprimer les têtes de chapitre en rouge! Depuis les années 1980, on est dans une culture moderne qui fait du vide autour du texte, et qui privilégie les outils de la position du texte, de sa taille, et du blanc de la page pour mettre en valeur les éléments paratextuels (titre, note, changement de paragraphe, etc.). Mais dites-moi, ça n'a pas plus de gueule de tout garder au même corps et de ne pas faire d'interligne, et d'utiliser tout simplement des encres de couleur différente pour désigner ce qui n'appartient pas proprement au texte? Ca serait intéressant d'utiliser des couleurs pour imprimer le texte dans l'édition «courante», non? Je suis sûr que des tentatives modernes ont été faites, mais jamais dans des livres de grande diffusion. En général on se cantonne au noir. C'est bien le noir. Mais un peu de rouge de temps en temps, ça ferait du bien, dans nos livres de poche (à condition que ce soit un beau rouge, bien sûr).

9 commentaires:

Anonyme a dit…

Euh... Ce n'est pas normal, cette mise en page du texte? Il me semble qu'il n'a jamais été question de justifier des vers, non? Maintenant, j'admets être un peu archaïque dans ma fréquentation des textes poétiques...
Bon courage pour les cours! (moi, je commence demain matin, sur La Fontaine - il y aurait des choses à dire, aussi, sur les illustrations du texte).
Elise.

François a dit…

Euh.. en effet, tu as raison. Voilà où ça mène de s'intéresser aux textes sans les lire, d'un point de vue purement graphique! Ça m'apprendra. Mais il n'empêche que c'est quand même agréable d'un point de vue visuel, ce ferré à gauche.

Apure a dit…

Eragny Press (que vous connaissez peut-être ?) sort un petit peu de vos dates, puisque Lucien et Esther Pissaro n'ont publié que deux livres avant 1900, mais leur choix de textes devrait vous séduire. La liste de leurs 32 livres est ici...
http://fr.wikipedia.org/wiki/Eragny_Press

François a dit…

Je connaissais Eragny Press, en effet, qui fait partie de ce qu'on appelle les "presses privées" du tournant du siècle, justement inspirées par la Kelmscott Press. Ce n'est pas un hasard que Lucien Pissarro ait émigré en Angleterre pour fonder sa presse: le mouvement des presses privées est typiquement anglo-saxon, il n'y a pas d'équivalent en France à la même époque. Je n'avais jamais regardé leur catalogue de près, merci pour le lien. Il y a en effet des titres très intéressants :-)

Nicolas Legrand a dit…

Zut ! Quelqu'un t'a chambré sur les vers avant moi ! Quant au rouge, les incipits des manuscrits étaient souvent fait en rouge et les lettres du début de certains passages aussi (d'où le mot rubrique qui vient de rouge). On trouve souvent les explicits en vert aussi.

Jette un œil aux manuscrits de Saint Gall pour te faire une idée :

http://www.cesg.unifr.ch

Tu le sais peut-être ton texte ne le laisse pas entendre, les imprimés du XVe siècles font souvent fac-similés de manuscrits. On trouve de nombreux ouvrages qui laissaient de la place aux lettrines que l'on réimprimait en rouge après l'impression du texte en noir.

C'est très amusant de retrouver ce genre de chose dans tes documents.

Note cependant que le vide autour du texte est beaucoup plus vieux que ça et date aussi du manuscrit. Il y a avait les manuscrits chargés pour se la pêter des trucs plus léger comme ton deuxième exemple. Peu d'éditeur d'aujourd'hui se permettrait d'aussi grandes marges.

Carctériser typographiquement une partie du texte est souvent mal exécuté par un utilisateur de traîtement de texte contemporain : souligné, corps trop grand, fonte mal choisie, trop de graisse, et on voit aussi plein de couleur dégueues ! Il suffit de jetter un œil aux styles préchargés de Word...

Bref, le secret c'est avoir l'œil et d'utiliser un chouette système de composition :-).

François a dit…

Je savais (plus ou moins) pour les manuscrits, mais mon billet portait surtout sur les productions de Morris, pas sur celles du Moyen-Âge. Par ailleurs, le fait d'adopter des incipit en rouge n'est en effet pas une invention de Morris, mais un emprunt aux premiers livres imprimés... qui eux-mêmes "copient" l'organisation graphique des manuscrits. La bible de Gutenberg, visiblement, utilisait également la couleur rouge pour certaines parties du texte:
http://www.bib.umontreal.ca/CS/images/bible_GUTENBERG_000.jpg

Nicolas Legrand a dit…

Ben en fait ton style donnait l'impression que tu découvrais un peu tout ça :-). Même en portant sur Morris, je trouve bien de montrer d'où ça vient, sans que cela n'enlève rien à la qualité de son travail.

Anonyme a dit…

Pour compléter les remarques de m. patouche: connais-tu l'indispensable "Naissance du livre moderne" (que je devrais mettre en italiques si je prenais le temps de maîtriser les balises...), publiée sous la direction d'Henri-Jean Martin? Plus un autre volume sur le passage du manuscrit à l'imprimé, tous deux consultables en salle T du Rez-de-Jardin de la BnF (et ailleurs). Une mine de renseignements et d'analyses qui te permettront certainement de mettre en perspective tes remarques. Je souscrit en effet entièrement au commentaire de m. patouche: préciser quels sont les modèles de Morris permet d'enrichir l'analyse et ne réduit absolument pas le travail de ton lascar.

François a dit…

Bon... Oui, je connais cette référence d'Henri-Jean martin. Mais je rappelle que ce blog n'a pas vocation à devenir une revue scientifique, et qu'il m'apparaît légitime de ne pas donner toutes les références à l'organisation du livre imprimé depuis la Renaissance dès que je parle d'arts du livre au XIXe siècle (on pourrait aussi citer le premier tome de l'histoire de l'édition française, s/d Roger Chartier et du même Henri-Jean Martin). J'admets volontiers que mon billet était fortement elliptique, et manquait d'explications sur qui est William Morris, comment il se situe dans l'histoire du livre imprimé, etc.
Cependant ce n'est pas une raison pour me reprocher de faire comme si William Morris était un formidable inventeur: il me semble avoir exprimé dès le premier paragraphe qu'il s'agit de "recréations néogothiques victoriennes des livres imprimés du XVe siècle", non de créations géniales d'un designer du XXe siècle. Ceci dit, je vous remercie néanmoins de vos remarques, qui permettent en effet de mettre en perspective le travail de Morris (ce que je n'avais pas fait dans mon billet), et de montrer ce qu'il doit aux manuscrits médiévaux et aux incunables. J'ajouterai même que Morris s'inspire d'abord des livres imprimés(notamment ceux de William Caxton, premier imprimeur anglais), qui eux-mêmes doivent beaucoup aux manuscrits médiévaux, comme l'a dit M. Patouche, et bien d'autres avant lui. Sachant qu'en réalité les choses sont plus complexes, puisque Morris s'intéresse également à la calligraphie médiévale: aussi il est difficile de savoir quels sont précisément ses modèles. Du point de vue typographique, ce sont les incunables, et du point de vue de l'organisation de la page, c'est certainement à la fois les manuscrits médiévaux et les incunables.