lundi 8 octobre 2007

En quête des juments de la nuit - 3

Suite et fin des chevauchées nocturnes. Le début ici, la suite .

Je suis en train de lire un journal de voyage au Maroc d'un écrivain d'expression allemande, d'origine juive bulgare mais de nationalité anglaise et turque, Elias Canetti. Vous voyez un peu le caractère cosmopolite du personnage. A ma grande et heureuse surprise, dans Les voix de Marrakech, je suis tombé sur ce passage, où le narrateur (Elias Canetti) pose à un quidam des questions sur un chameau que l'on s'apprête à abattre. Ce quidam nous dit:

"Le tueur vient de l'abattoir et il pue le sang de chameau. Le chameau n'aime pas ça. Un chameau peut être dangereux. Lorsqu'il est enragé, il vient la nuit et tue les gens dans leur sommeil. - Comment peut-il tuer les gens? demandai-je. - Lorsque les gens dorment, le chameau vient, il baraque sur eux et les étouffe. Il faut faire très attention. Avant que les gens ne s'éveillent, ils sont déjà étouffés. "

Autres latitudes, autres formes pour l'esprit oppresseur des nuits! La jument est au Maroc remplacée par un chameau, mais on retrouve la même idée de piétinement et d'étouffement dans les superstitions populaires de l'autre côté de la Méditerranée.

Mais revenons à nos cauchemars anglais.
La dernière fois, j'avais montré la parenté étymologique (Mahr/mare) et symbolique (le piétinement) qui existait entre la jument et l'esprit nocturne. L'aspect simiesque de la petite figure a fait dire à certains chercheurs (dont Christopher Frayling) qu'il avait peut-être à voir avec "l'homme sauvage" qu'imagine le 18e siècle post-rousseauiste, quand les premières théories d'histoire naturelle opérant une filiation entre l'homme et le singe sont élaborées (Buffon notamment). Soit, dirais-je, mais pourquoi représenter un tel "homme sauvage" dans une allégorie du cauchemar? On a vu que le mara, l'esprit nocturne oppresseur, avait un rapport avec l'incube. L'iconographie des incubes n'a pas, du moins à ma connaissance, une grande fortune à l'époque de Fuseli: seuls les traités de démonologie en parlent, et ils sont rarement illustrés. Ou quand ils sont illustrés (un exemple ici), la forme des démons est mouvante, et se caractérise surtout par sa monstruosité et sa bestialité. Tout au plus peut-on donc rapprocher la forme du Mahr de Fuseli de celle d'un démon en général, mais pas d'un incube en particulier. La connotation sexuelle de l'incube est très forte par rapport à celle du Mahr, qui est un esprit tourmenteur de manière générale, pas spéciquement érotique. La dimension érotique du motif est néanmoins présente, comme vient le souligner, ci-dessous, une reprise de l'oeuvre de Fuseli, en 1800, par Nikolaj Abraham Abildgaard, un peintre danois.

Dans cette dernière composition, la femme est nue et a les jambes écartées. L'esprit nocturne est de plus tourné vers son sexe: la connotation érotique est donc accentuée. Mais le cheval a disparu: on n'a plus l'idée de piétinement, seulement celle de pénétration, d'incubation qui caractérise l'incube. Ici le tourment est spécifiquement sexuel, et on a affaire à un incube, et plus à un mara.

Quand on revient, toujours avec Claude Lecouteux, sur l'histoire des superstitions païennes, on se rend compte que le cauchemar a un rapport avec les elfes. Au départ, dans la mythologie scandinave, le nain est une créature plutôt maléfique, chtonienne, voire psychopompe, et l'elfe est au contraire une entité plutôt bénéfique, liée aux Vanes qui sont les dieux de la magie et de la fertilité. Les elfes sont de plus également liés aux esprits des morts. Mais à partir du 13e siècle, en langue allemande, le terme (alp) désignant l'elfe désigne également le nain et le cauchemar:

"En Allemagne, "elfe" (alp, elbe) est rarissime dans les textes jusqu'au XIIIe siècle; à partir de cette époque, le mot est systématiquement employé comme synonyme de "nain" (zwerc), ou de "cauchemar" (mar)."
Plus loin:
"En ancien haut allemand "elfe" (alp) désigne le cauchemar, et aujourd'hui celui-ci est appelé "pression de l'elfe" (Alpdruck) ou "rêve elfique" (Alptraum). En fait, l'elfe et l'entité que les Germains appelaient mar, masculin et féminin dans tous les idiomes germaniques, sont distincts à l'origine."

Ce n'est que tardivement que l'elfe et le cauchemar seront donc rapprochés. A partir du Bas Moyen-Âge, Mahr et Alp sont confondus. De deux mots pour désigner le "mauvais rêve", on a rapproché et fait se fusionner les deux agents. D'abord parce que les elfes sont liés à la mort et à la magie (et donc au caractère illusoire du rêve), et ensuite parce qu'un retournement de valeur s'est opéré au Bas Moyen-Âge entre les nains et les elfes:

"Le vocable "elfe" est donc devenu un nom collectif, un terme générique qui englobe tous les esprits nocturnes et nuisibles. Il s'oppose maintenant à "nain", terme lui aussi collectif, qui désigne les autres petites créatures des croyances populaires, bénéfiques cette fois. Entre disons le IXe et le XIIIe siècle, il y a eu inversion des caractères: la bonne créature [l'elfe], celle à laquelle s'adressaient des rites propitiatoires, est devenue maligne, tandis que l'être malfaisant [le nain] s'est transformé en une personne sympathique et bienveillante, celle que nous présentent souvent les contes et les légendes."

Voilà qui explique pourquoi le Mahr de Fuseli a les oreilles pointues, comme un elfe: c'est qu'un retournement s'est effectué et qu'à l'elfe, contrairement à la fée, sont attachées des valeurs négatives au départ seulement attribuées aux nains. Le Mahr de Fuseli représente une espèce de synthèse entre le nain et l'elfe, un "elfe sombre" en quelque sorte, qui est un elfe empruntant au nain son caractère maléfique et trapu.

Il est à remarquer que l'une des raisons pour laquelle nain, elfe et cauchemar ont été amalgamés "disons entre le IXe et le XIIIe siècle", c'est que l'elfe comme le nain sont des esprits liés à la mort, soit comme esprits psychopompes qui emportent les âmes des morts, soit plus fondamentalement comme des esprits des morts, des esprits des ancêtres transformés en petites divinités (pour les elfes, qui avaient droit à un culte, contrairement aux nains). Et quel animal est psychopompe, dans la mythologie germano-celtique, sinon le cheval?

Pour résumer, parce qu'avec tout ces sauts entre les siècles et les entités, on s'y perd un peu. Au départ (mythologie nordique), il y avait des nains (zverc, ancêtre de dwarf) maléfiques et des elfes (alp, ancêtre d'elf) bénéfiques, les uns psychopompes et les autres représentations des ancêtres morts. Les deux entités sont amalgamées au Bas Moyen-Âge, en même temps qu'elles sont assimilées aux esprits nocturnes (Mahr) des mauvais rêves. Ce qui amène à une inversion des valeurs entre nains et elfes, les premiers devenant bénéfiques dans les contes, et les seconds devenant maléfiques.
Quand Fuseli, au 18e siècle, reprend cette vieille représentation du cauchemar, il ajoute encore une couche de représentation: le cheval, ou la jument qui piétine. Comme il ne peut pas représenter en une même entité un cheval et un esprit anthopomorphe, il représente d'un côté la jument de la nuit (night mare), et de l'autre l'esprit nocturne, qui emprunte sa forme trapue aux nains, et ses oreilles effilées, sans doute, aux elfes.Mais reste un détail à expliquer... Comment faire la jonction entre les deux figures? Comment combler le fossé narratif, au niveau de la représentation picturale, entre la figure chevaline et la figure anthropomorphe?

Hypothèse qui est mienne, mais qui je trouve fonctionne très bien: la jument est la monture de l'esprit. C'est la jument qui a amené l'elfe, c'est pourquoi on la voit en retrait par rapport à la scène. Et d'autre part, elle se trouve derrière un rideau: il n'est pas difficile, dès lors, d'interpréter ce rideau comme celui qui sépare notre monde de l'autre monde (ou, si on considère la scène véritablement comme un rêve, qui sépare la conscience de l'inconscient). La jument aurait donc amené la créature maléfique, le Mahr, de l'autre monde, du monde qui se trouve derrière le rideau, et l'esprit aurait alors jailli pour venir tourmenter la dormeuse.
Cette hypothèse semble d'autant plus intéressante qu'on peut de ce point de vue rapprocher le tableau de Fuseli d'un passage de l'histoire de Lancelot telle qu'elle est racontée par Chrétien de Troyes. Dans Lancelot, le héros rencontre, quand il se lance à la recherche de Guenièvre enlevée par Méléagant, un nain conduisant une charrette d'infamie. Claude Lecouteux interprète ce passage de Lancelot dans la charrette du nain comme un passage dans la charrette des morts, comme un passage vers l'autre monde.
Avec en tête cette dimension psychopompe de la figure du nain, dont le Mahr de Fuseli est l'héritier, on peut aborder la scène peinte par Fuseli non seulement comme une scène de mauvais rêve, mais également comme une scène de mort. L'esprit nocturne, tel l'Ankou du folklore breton, est venu non seulement tourmenter une dormeuse, mais recueillir son âme pour l'emmener dans le royaume des ombres. Ombre sur laquelle Fuseli insiste, d'ailleurs, dans la version de 1782, entre la jument et l'esprit, et qui forme ainsi une sorte de troisième terme, permettant de combler le vide sémantique qui existe entre les deux figures.

Interprétation morbide, donc, qui vient s'opposer à l'interprétation érotique qu'on a souvent fait du tableau. S'opposer? Entre une mourante, et une femme se faisant posséder par un incube... Peut-être qu'Eros et Thanatos ne sont pas si éloignés que ça.

En tout cas, ça montre bien qu'un chef-d'oeuvre, ça porte du sens à n'en plus finir.

1 commentaire:

Lamousmé a dit…

et surtout cela ne fait que confirmer que je dois absolument venir écouter ta thèse!!!! :o))))