dimanche 2 septembre 2007

En quête des juments de la nuit - 1

Les derniers billets étaient un peu éloignés de la topique habituelle du blog, aussi vais-je essayer d'y revenir un peu. Après avoir parlé de Crowley et des Hell's Angels, je reste néanmoins dans une atmosphère satanique.
Tout le monde connaît le célèbre tableau The Nightmare de Fuseli (ou Füssli, 1741-1825), peintre romantique anglais. Ci-dessous la première version, exposée en 1782 à la Royal Academy (maintenant conservée au Detroit Institute of Arts).

L'année dernière, ce tableau mythique a fait l'objet d'une exposition à la Tate Britain (Londres), où il était mis en rapport avec d'autres oeuvres de Fuseli et de ses contemporains, et avec l'émergence de l'imagerie gothique qui a désormais investi la culture populaire sous la forme des légendes de Dracula, des films d'horreur, etc. Je n'ai pas vu l'exposition, mais j'ai pu accéder au catalogue (merci Hélène), qui est assez intéressant. Particulièrement le premier essai de Christopher Frayling, qui est consacré à l'exégèse du tableau de Fuseli. L'article est très complet, et j'y renvoie pour ceux que ça intéresse.

Christopher Frayling s'attarde notamment sur la question du sujet du tableau. A l'époque, il est impossible de faire un tableau sans sujet, et la peinture est soit de paysage, de portrait, de scène de genre, de nature morte, ou d'"histoire", c'est-à-dire d'une scène tirée de la bible, de la mythologie, de la littérature ou de l'histoire des hommes, donc un tableau qui raconte ou rende compte d'un récit bien particulier. Il semble au premier abord que le tableau de Fuseli relève de la peinture d'histoire, étant donné l'aspect dramatique donné à la scène. A l'époque, Fuseli est connu pour avoir mis en image de nombreuses scènes tirées de Shakespeare. Ce tableau serait-il tiré d'une pièce du dramaturge élizabéthain? Celui-ci, dans King Lear (III, 4), fait dire dans la bouche de Mad Tom:
"Sir Withold footed thrice the world,
He met the Night Mare and her nine-fold;

Bid her alight and her troth plight

And aroynt thee, witch, aroynt thee.
"

Traduction de Pierre Leyris et Elizabeth Holland:

"Saint Vital, par trois fois parcourant la forêt,
Rencontre Cauchemar et ses neuf familiers;
Il le fait prosterner
Pour engager sa foi;
A présent déguerpis, sorcière, déguerpis!"

Pierre Leyris et Elizabeth Holland traduisent "Night Mare" par "Cauchemar" (nightmare en anglais), pourtant Shakespeare, en dissociant les deux parties du mot, nous donne l'indice d'une seconde signification: la "jument de la nuit" (jument se dit "mare", et nuit "night"). Jeu de mot célèbre, qui associe bien la jument qu'on voit sur le tableau de Fuseli avec le cauchemar. Le cheval est un animal psychopompe, traditionnellement associé au monde des morts, ce qui rend le "jeu de mot" plus signifiant encore: ce n'est plus un jeu de mot, mais un retour, semble-t-il, à l'origine étymologique du mot "nightmare". Voila pour le bestiau, dont l'histoire est relativement connue: on retrouve le même symbole de cauchemar dans l'album de bande dessinée de David B intitulé Le Cheval blême, et dans lequel l'auteur raconte (de manière d'ailleurs superbe) ses mauvais rêves.

Néanmoins, il semble que Fuseli n'a pas illustré ce passage de Shakespeare, puisqu'il représente dans son tableau une femme en proie au cauchemar sur sa couche, alors que King Lear parle d'une rencontre en extérieur ("footed thrice the world" pourrait être autrement traduit par "marchait par trois fois à travers le monde") avec "Sir Withold".

Je passe les détails et les différentes possibilités d'interprétation qui ont pu agiter les esprits depuis 1782: référence à un passage du Paradise Lost de Milton, à la Reine Mab telle qu'elle est décrite par Drayton ou par Shakespeare, réminiscence des incubes décrits dans le Malleus Maleficarum, ou bien d'une héroïne des romans pornographiques sadiens, peinture autobiographique à propos d'un amour malheureux du peintre, Anna Landolt de Zurich, etc. Il ne semble pas, comme en témoigne la diversité des interprétations iconographiques, qu'il y ait dans le tableau de Fuseli une référence claire et précise à un passage de Shakespeare, ou à d'autres écrits. Ce qui en fait, en quelque sorte, une peinture d'histoire "sans sujet", ou plutôt sans sujet clairement définissable, se référant à un récit particulier.
Ce tableau semble ainsi plutôt relever de l'allégorie, c'est-à-dire d'une "représentation d'une idée abstraite sous un aspect corporel" (Souriau, Vocabulaire d'esthétique). Et le cauchemar en général est le sujet de cette allégorie, non le cauchemar de quelqu'un en particulier. On a vu que la jument était une référence à une figure traditionnelle du cauchemar, véhiculée par Shakespeare, mais présente dans la mythologie et le folklore: elle a ainsi toute sa place en tant qu'acteur et attribut d'une allégorie du cauchemar. Elle semble même l'incarner.

Le problème réside dans l'espèce de petit lutin: qu'est-ce qu'il vient faire ici?

La suite au prochain épisode. Et l'épisode final un peu plus loin.

3 commentaires:

Lamousmé a dit…

encore une expo que j'ai loupé à mon très grand regret!!! :o(
mais ton article est très interessant !!

François a dit…

Merci bien, ton assiduité à le consulter et le commenter est le meilleur compliment que tu puisses me faire :-)

Lamousmé a dit…

héhé j'espère bien (maintenant qu'il est en lien chez moi) ammener quelques visiteur(euse)s supplémentaires :o)))