samedi 2 juin 2007

Le conte du genévrier

Encore une illustration de Walter Crane pour les contes de Grimm (1882, xylographie). C'est une illustration pour le conte du genévrier (traduction anglaise de l'époque: The Almond Tree), qui est très intéressante dans la mesure où elle retravaille l'imagerie des annonciations de la Renaissance, comme ce Léonard de Vinci (Musée des Offices, 1473-1475)...


Ou bien encore ce panneau de prédelle attribué à Lorenzo di Credi (Louvre, 1475-1478):

On retrouve la même organisation spatiale, avec deux personnages, une façade à droite représentant l'espace domestique, et un muret séparant les figures du paysage.

Je résume rapidement le conte pour ceux qui ne connaissent pas, et pour montrer que l'illustration de Crane n'est pas seulement un hommage à l'art de la Renaissance, mais en constitue également une réinterprétation :

"Une femme en mal d’enfant se languit en dessous d’un genévrier en hiver, et s’entaille le doigt en coupant une pomme pour la manger. Des gouttes de sang tombent sur la neige, et la femme souhaite un enfant qui soit aussi blanc que la neige, et aussi rouge que le sang.

Son vœu ne tarde pas à être exaucé, et elle met au monde un fils, et meurt. Son mari l’enterre sous le genévrier, et finit par retrouver femme. La belle-mère, elle-même mère d’une jeune fille, et jalouse de son beau-fils, le tue en le décapitant avec le couvercle d’un coffre, alors que l’enfant se penchait pour attraper une pomme. La tête du fils se retrouve dans le coffre au mileu des pommes rouges. La belle-mère, pour dissimuler son meurtre, prépare le fils en ragoût à la sauce brune, et le sert au père quand celui-ci rentre. Celui-ci mange son fils, les os sont récupérés et enterrés par la sœur sous le genévrier.

Un oiseau de feu s’envole alors de l’arbre, et parcourt la ville en chantant. Grâce à son chant, il recueille une chaînette d’or auprès de l’orfèvre, une paire de souliers rouges auprès du cordonnier, et une meule de pierre auprès de vingt garçons meuniers. L’oiseau, de retour au foyer, fait tomber la chaînette en or autour du cou du père, les souliers rouges aux pieds de la sœur, et la meule de pierre sur la tête de la méchante belle-mère, qui meurt.

S’ensuit la résurrection de l’enfant, qui vit heureux au milieu de sa famille reconstituée, à l’abri de la méchanceté de la mauvaise mère."

Walter Crane choisit de représenter le moment de la naissance de l'oiseau, qui n'est bien évidemment pas autre chose que l'émanation de l'âme de l'enfant enterré sous le genévrier (dans cette version anglaise un amandier).

On remarquera que dans les annonciations de la Renaissance, l'ange Gabriel arrive vers Marie pour lui annoncer le miracle de la naissance du Christ. Ici, l'oiseau au contraire s'éloigne de la figure féminine agenouillée. On a donc affaire ici à une annonciation, certes, mais inversée: il ne s'agit plus d'annoncer la naissance d'un enfant, mais au contraire sa mort. C'est pour cela que l'oiseau ne se rapproche pas de la figure féminine, mais s'en éloigne.


Par ailleurs, dans le conte, cette scène de l'envol de l'oiseau est l'annonce de la résurrection de l'enfant. Le parti pris de Walter Crane d'un écho plastique à la tradition picturale de représentation d'une scène du Nouveau Testament doit nous rappeler un autre passage de la vie du Christ: celui de sa résurrection, trois jours après sa mort.

Tiens donc! Ce chiffre de trois rappelle bizarrement un autre épisode du conte du genévrier, celui dans lequel l'oiseau va chanter trois fois une chanson, d'abord à l'orfèvre, ensuite au cordonnier, enfin aux vingt meuniers, juste avant de ressusciter...

Walter Crane, comme par hasard, reprend les trois épreuves de l'oiseau autour de son annonciation inversée, à l'intérieur des médaillons d'angle, à l'intérieur desquels on retrouve le collier offert par l'orfèvre (en haut à droite), les souliers offerts par le cordonnier (en bas à gauche), et la meule offerte par les meuniers (en bas à droite). Le dernier médaillon (en haut à gauche, vers lequel se dirige l'oiseau) représente une pomme, allusion à la fois à la naissance de l'enfant du conte (la mère répand son sang sur la neige en coupant une pomme), à sa mort (la tête du fils roule dans le coffre parmi les pommes rouges), et, bien sûr, à la Bible, dans lequel la fameuse pomme (du moins dans la tradition chrétienne) symbolise le péché originel, que vient justement racheter le Christ par sa mort.




Alors en définitive, cette gravure illustre-t-elle un conte de fées ou bien la vie du Christ? C'est ce genre de questions que je me pose, de temps en temps, en rédigeant ma thèse... Et je suis en tout cas heureux de constater que l'illustration, loin d'être un "art mineur", réserve encore plein de surprises pour ses exégètes.

Alors on se prend à rêver un peu quand, par la suite, dans d'autres annonciations de la Renaissance (Boticcelli, Musée des Offices, 1489-1490), on remarque au loin, en arrière-plan, un arbre seul, verticalement planté au-dessus de l'ange et au beau milieu du paysage: du coup cet arbre nous rappelle beaucoup un certain amandier/genévrier, avatar parmi d'autres, avec la Croix christique, de l'Arbre de Vie.


2 commentaires:

BS a dit…

J'adore l'histoire de l'art, et a fortiori l'iconographie... Faire un peu parler les images, ya que ça de vrai !

François a dit…

Oui, et faire parler les images ENTRE ELLES est d'autant plus intéressant si l'on ne se cantonne pas aux grands chefs-d'oeuvre de la peinture...