J'étais en train de lire le second roman d'Anne-Sylvie Salzman, Sommeil, quand je suis tombé, dans la troisième et dernière partie, sur un passage qui me rappelle fortement mes réflexions passées sur la figure du cauchemar. Où l'on voit le personnage d'un comte, asthénique, raconter un rêve qu'il a fait de Kryll, un pseudo-médecin occultiste récemment décédé, qui avait autrefois l'habitude de serrer la gorge des jeunes femmes pour les amener à communiquer avec les morts:
Le comte s'assit au pied du divan, en nous tournant le dos.
- Depuis quelques jours; cinq, je crois, ces jours chauds, lorsque je dors, ainsi, dans l'après-midi, il se produit cela: une cloche, un grelot plutôt, un grelot tinte, et me réveille; et réveillé je sens que Kryll - Kryll est assis comme ceci, sur ma poitrine; il est si lourd que je ne peux pas bouger. Il me regarde et du pouce me frotte la gorge. [...] Je sais bien maintenant que Kryll est mort, que cette situation par conséquent n'est pas réelle; mes amis, elle n'en est pas moins pénible. Quand cela arrive, j'attends - j'attends qu'il se lève, et qu'il parte. Cela peut durer des heures, qui n'existent pas plus que Kryll. Puis je dors à nouveau; le grelot me réveille à nouveau; et Kryll - à chaque fois pendant des heures Kryll me garde sous lui, et m'étouffe et me pétrit.
Au passage, on remarquera la belle langue de la romancière, assortie de nombreux points-virgules, dont la disparition a été à tort proclamée ces temps derniers. Le matricule des anges apprécie en tout cas la prose de Mme Salzman.
Mais revenons à ce cauchemar... On remarque que, bizarrement, il semble apparaître au moment où le comte se réveille: "et réveillé je sens que Kryll - Kryll est assis comme ceci, sur ma poitrine", et non durant le sommeil comme d'habitude pour un cauchemar habituel. La romancière nous donne un indice un peu plus loin pour résoudre cette apparente contradiction d'un cauchemar éveillé: "Cela peut durer des heures, qui n'existent pas plus que Kryll". Kryll étant décédé, le heures où il oppresse le comte sont donc des heures mortes, des heures ensommeillées: il s'agit là soit d'heures de somnolence, "d'entre-deux", soit d'heures de sommeil durant lesquelles le comte rêve qu'il dort, et qu'il se réveille. Avec une confusion, récurrente dans le récit d'Anne-Sylvie Salzman, entre le monde du rêve et celui de la veille: parfois il n'y a aucun indice narratif pour informer le lecteur du passage de l'un à l'autre, et seul le sens de ce qui est décrit permet d'opérer la distinction. De même, parfois, les paragraphes, voire les phrases décrivant le temps du souvenir et celui de l'action présente s'enchaînent sans articulation, sans rupture, de manière continue.
Cette confusion donne bien entendu une atmosphère très onirique au roman, qui n'est pas sans rappeler l'incertitude qui baigne les récits de Gérard de Nerval. Gérard de Nerval auquel il est d'ailleurs fait allusion, à un moment, dans le roman de Salzman.
Une interprétation contemporaine et littéraire de la figure du cauchemar, donc. L'allusion est discrète, mais Kryll étant par ailleurs dans le roman assimilé à Saturne (le Saturne dévorateur), son statut "mythique", ou fantasmatique est très fort dans le récit, ce qui permet très facilement de l'associer à un démon oppresseur.
Pour revenir sur les cauchemars, je voudrais indiquer un livre qui semble très bien sur le sujet, mais que je n'ai pas encore pris le temps de lire: Sophie Bridier, Le cauchemar. Etude d'une figure mythique. Paris, Presses de la Sorbonne, 2002. J'en avais déjà parlé dans les commentaires d'un billet précédent, c'est le fruit d'une thèse en littérature comparée menée sous la direction de Bernard Terramorsi, qui a également écrit un article sur le sujet, disponible en ligne.
Au passage, on remarquera la belle langue de la romancière, assortie de nombreux points-virgules, dont la disparition a été à tort proclamée ces temps derniers. Le matricule des anges apprécie en tout cas la prose de Mme Salzman.
Mais revenons à ce cauchemar... On remarque que, bizarrement, il semble apparaître au moment où le comte se réveille: "et réveillé je sens que Kryll - Kryll est assis comme ceci, sur ma poitrine", et non durant le sommeil comme d'habitude pour un cauchemar habituel. La romancière nous donne un indice un peu plus loin pour résoudre cette apparente contradiction d'un cauchemar éveillé: "Cela peut durer des heures, qui n'existent pas plus que Kryll". Kryll étant décédé, le heures où il oppresse le comte sont donc des heures mortes, des heures ensommeillées: il s'agit là soit d'heures de somnolence, "d'entre-deux", soit d'heures de sommeil durant lesquelles le comte rêve qu'il dort, et qu'il se réveille. Avec une confusion, récurrente dans le récit d'Anne-Sylvie Salzman, entre le monde du rêve et celui de la veille: parfois il n'y a aucun indice narratif pour informer le lecteur du passage de l'un à l'autre, et seul le sens de ce qui est décrit permet d'opérer la distinction. De même, parfois, les paragraphes, voire les phrases décrivant le temps du souvenir et celui de l'action présente s'enchaînent sans articulation, sans rupture, de manière continue.
Cette confusion donne bien entendu une atmosphère très onirique au roman, qui n'est pas sans rappeler l'incertitude qui baigne les récits de Gérard de Nerval. Gérard de Nerval auquel il est d'ailleurs fait allusion, à un moment, dans le roman de Salzman.
Une interprétation contemporaine et littéraire de la figure du cauchemar, donc. L'allusion est discrète, mais Kryll étant par ailleurs dans le roman assimilé à Saturne (le Saturne dévorateur), son statut "mythique", ou fantasmatique est très fort dans le récit, ce qui permet très facilement de l'associer à un démon oppresseur.
Pour revenir sur les cauchemars, je voudrais indiquer un livre qui semble très bien sur le sujet, mais que je n'ai pas encore pris le temps de lire: Sophie Bridier, Le cauchemar. Etude d'une figure mythique. Paris, Presses de la Sorbonne, 2002. J'en avais déjà parlé dans les commentaires d'un billet précédent, c'est le fruit d'une thèse en littérature comparée menée sous la direction de Bernard Terramorsi, qui a également écrit un article sur le sujet, disponible en ligne.
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