vendredi 28 septembre 2007

Les Grimm aux Blancs-Manteaux

Natacha n'a même pas eu le temps de diffuser l'information que je m'en rends compte en consultant le programme du 17e salon de la revue, qui a lieu du vendredi 19 au dimanche 21 octobre à l'espace d'animation des Blancs-Manteaux, dans le 4e arrondissement à Paris. Elle nous fait une petite conférence sur les frères Grimm et leurs contes, le samedi 20, de 13h30 à 14h30.

Rien d'absolument exceptionnel pour cette spécialiste des deux philologues allemands, mais j'invite les quelques parisiens que je connais (et que je ne connais pas), qui s'intéressent de près ou de loin au romantisme ou aux contes de fées, à aller boire ses paroles. Elle connaît son sujet sur le bout des doigts. Moi je travaille pour Lire en Fête, et je ne pourrais malheureusement pas être là (mais j'ai déjà eu l'occasion de l'entendre sur le même sujet). Aussi, si vous y allez, saluez-là de ma part, comme ça on verra à quel point mon blog est lu de toute la francophonie. Et puis, pour ceux qui viendront à ma soutenance une semaine après, ça fera une petite mise au point.Aller au salon des revues permettra également aux curieux d'aller voir La Grande Oreille, belle revue sur les arts de la parole, à laquelle je n'ai malheureusement pas pu m'abonner pour l'instant, faute de sous... En plus de ça, des tas de numéros qui m'intéressent sont épuisés! Et les bibliothèques de Tours n'y sont pas abonnées! Il est vraiment temps que je m'abonne tout seul, comme un grand...

mercredi 26 septembre 2007

Un grand silence

Cela n'a pas fait grand bruit, mais Marcel Marceau est décédé il y a quelques jours, à l'âge de 84 ans. Je n'ai jamais eu l'occasion de voir un de ses spectacles, mais je trouve fascinant le principe de la pantomime. Comme quoi le théâtre n'est pas seulement un art de parole, mais d'image.

vendredi 21 septembre 2007

L'Astrée

J'ai récemment vu avec Charlotte le dernier film de Rohmer, qui est très joli et se regarde vraiment très bien. Il s'appelle Les amours d'Astrée et de Céladon, et est adapté de l'Astrée d'Honoré d'Urfé, un long roman de plus de 5000 pages datant du début du XVIIe siècle, que l'auteur de ces lignes, vous vous en douterez, n'a pas lu avant de voir le film. Si ça vous intéresse, le texte intégral est numérisé ici, voilà à quoi ça sert les étudiants de lettres. Eric Rohmer s'était déjà commis dans un Perceval Le Gallois un peu... ridicule disons. Ou bien "vieilli" si on veut rester gentil. Je ne doute pas qu'il soit très drôle à regarder au second degré, mais personnellement je n'en ai jamais dépassé les dix premières minutes.Aussi avais-je un peu peur en allant voir l'adaptation de l'Astrée, et ai-je été très surpris de voir un film frais, très joyeux et léger, avec de plus, ce qui est toujours bon à prendre, plein de belles dames dans de grandes robes blanches diaphanes, aux épaules délicatement dénudées,
voire aux poitrines dévoilées, comble de l'érotisme pastoral (ici Astrée).
Un film qui est donc beaucoup mieux réalisé que Le genou de Claire ou Perceval le Gallois, et où les costumes ressemblent plus à ceux que rêvaient les écrivains du XVIIe siècle quand ils pensaient aux anciens gaulois, qu'aux habits de hippies de Perceval le Gallois. Par ailleurs, un cadre pastoral superbe, avec tout ce qu'il faut de bergers efféminés et de bergères avec des coiffures apprêtées et des bandeaux dans les cheveux.
Ce qui m'a beaucoup amusé, ce sont les druides avec leurs grandes robes blanches, qui expliquent qu'ils sont monothéistes et que ce sont les romains qui ont imposé le culte des idoles, que Belenus et Esus ne sont que différents visages donnés à une seule et unique divinité, Teutatès... Honoré d'Urfé essayait ainsi de donner à la France, au début du XVIIe siècle, des "ancêtres gaulois" qui ne soient pas incompatibles avec le christianisme, et ainsi de construire une continuité historique du royaume français.
Il est intéressant de constater que l'on a cherché à donner des ancêtres gaulois bien avant la période romantique. Et que Rohmer a donné aux druides les habits que les romantiques leur ont donné (ci-dessous une jolie image datant de 1790, toujours avec une grande robe et un capuchon),
et qui sont toujours utilisés aujourd'hui, dans certaines cérémonies néo-druidiques.Si cette image du druide est synonyme du XVIIe au XIXe siècle d'identité nationale, elle est aujourd'hui également synonyme de terroir, comme en témoigne cette magnifique boîte de camembert d'Ille-et-Vilaine, qui exploite la "matière de Bretagne" dans le registre du marketing alimentaire.
Comme quoi, d'Honoré d'Urfé au camembert, en passant par Rohmer, les beaux seins d'Astrée et les romantiques, tout est dans tout, et réciproquement.

lundi 17 septembre 2007

En quête des juments de la nuit - 2

Voir le début.
Après avoir été exposé à la Royal Academy, Le Cauchemar de Fuseli fait rapidement l'objet de copies sous forme de gravures (ci-dessus gravure de Thomas Burke, 1783). Vu le succès des gravures, qui sont illicitement reproduites en Allemagne et en France, le peintre décide de peindre et faire graver de nouvelles versions de son sujet, afin d'augmenter ses gains pour une image qui se révèle extrêmement populaire. Ci-dessous une version peinte de 1790-1791.

On remarquera que la version ultérieure a un format vertical plutôt qu'horizontal, plus adapté peut-être à l'évocation d'une allégorie qu'à celle d'une scène d'histoire. Par ailleurs, la scène est inversée.


Mais revenons à nos lutins.
Christopher Frayling nous informe que l'étymologie de "nightmare" ne provient pas de "nuit" et de "jument", mais de "nuit" et du nom d'un esprit qui dans la mythologie nordique se fait appeler "mare" ou "mara" (provenant du vieil allemand "Mahr"), et vient oppresser les dormeurs dans leur sommeil. Le dictionnaire de Johnson (1755), qui fait autorité à l'époque de Fuseli, donne cette étymologie à l'entrée "Nightmare" (cauchemar):

Nightmare: [night, and according to Temple, mara, a spirit that, in the northern mythology, was related to torment or suffocate sleepers]. A morbid oppression in the night, resembling the pressure of weight upon the breast.

Tout ceci nous amène à réfléchir sur l'étymologie de notre propre mot pour désigner les mauvais rêves, "cauchemar". Et pour ceci il est nécessaire d'aller voir du côté de chez Claude Lecouteux, dans un livre dont j'ai déjà parlé ici. Dans Les nains et les elfes au Moyen-Âge, Claude Lecouteux écrit:

"Cauchemar" entre tardivement dans le lexique français, au début du XVIe siècle seulement, et l'on admet généralement qu'il est formé du moyen néerlandais mare, auquel on prête le sens de "fantôme", et du déterminant cauche- pour lequel deux étymons sont envisagés: le latin calcare, "fouler, presser", ou calceare, "chausser". La forme cauche serait issue du croisement de l'ancien français chaucher et du picard cauquer. Avant le XVIe siècle, les Français appellent le cauchemar appesart, mot apparenté à l'italien pesuarole, l'espagnol pesadilla et au portugais pesadela, tous dérivés d'un verbe signifiant "peser".

En gros, tous les termes se rapportant au cauchemar se rapportent à l'idée de poids, d'oppression. "cauche" apporte en plus l'idée de piétinement, et "cauchemar" est littéralement "l'esprit qui piétine" le dormeur durant son sommeil.

Le ou la Mahr est donc, dans le monde roman, une créature qui vous assaille et pèse sur vous; de ce fait elle est étymologiquement proche parente de l'ephialtes grec, littéralement "qui saute dessus", et de l'incubus romain, soit: "qui couche dessus". La notion de piétinement, étrangère au monde roman et que nous retrouvons dans cauche, est empruntée au monde germanique.

Dans le tableau de Fuseli, l'espèce de petit lutin est donc un esprit maléfique venant oppresser la poitrine de la dormeuse. Il se trouve que la médecine du XVIIIe siècle, (comme nous en informe encore une fois Christopher Frayling) connaissait cette parenté entre les mauvais rêves, le Mahr nordique et l'incubus latin, parenté qu'elle essaye de résorber en expliquant le folklore par des causes physiologiques (l'impression d'oppression au niveau du ventre étant liée à un problème de menstrues ou d'indigestions, etc.). Le Dr John Bond publie notamment en 1753 un essai sur le cauchemar (ce qu'on appelle aujourd'hui en médecine la paralysie du sommeil ou sleep paralysis) et la manière de le soigner, intitulé Essay on the Incubus, or Night-Mare.
Dans cet essai, il explique notamment que le folklore britannique confond "mare" (jument) et "nightmare", ce qui nous permet de comprendre que le jeu de mot n'était pas de Shakespeare, mais que la confusion entre "Mare" (jument) et "Mahr" (esprit nocturne d'origine germanique) était courante dans le folklore des temps anciens. Probablement du fait que le premier est issu étymologiquement du second.

En effet, quel animal peut piétiner mieux qu'une jument, et donc se trouver le plus facilement associé à un esprit qui oppresse de ses pieds la poitrine du dormeur? La confusion entre l'esprit anthropomorphe et la jument se trouve ainsi justifiée, dans une allégorie complète du nightmare qui est à la fois représenté en jument (mare) nocturne et en esprit (mahr) nocturne.

Il reste que l'identité de cet esprit anthropomorphe nous est encore mal connue. On a vu qu'il était proche de la figure de l'incube (ce qui a favorisé les interprétations sexuelles du tableau, qui représenterait un incube venant "visiter" une dormeuse) qui fait partie du "panthéon" de la démonologie chrétienne, qui est de culture latine. Mais existe-t'il, plus près du paganisme germanique, également une parenté avec les êtres féeriques? C'est ce que nous verrons la prochaine fois.

lundi 10 septembre 2007

La reine des abeilles

Ca y est, j'ai envoyé ma thèse à l'université, il ne me reste plus qu'à envoyer le reste aux membres du jury, et à attendre sagement avant de préparer la soutenance. Comme je suis content, je fais profiter tout le monde de mon travail, et vous présente les deux illustrations que j'ai mises en page de titre.
En tête du premier volume une illustration pour "The Queen Bee" de Walter Crane, 1882:

Et en tête du second volume, exactement le même passage du même conte par Arthur Rackham, en 1900:

Ce qui m'a plu dans ces deux illustrations, c'était leur évidente parenté. Rackham s'est visiblement inspiré de Crane en adoptant la forme circulaire du médaillon (les deux illustrations sont en cul-de-lampe, placées à la fin du conte). Et puis indépendamment, elles sont toutes les deux très belles, je trouve.
"The Queen Bee" est la traduction anglaise du conte de Grimm n°62, connu en traduction française sous le nom de "La reine des abeilles". Le passage représenté constitue la troisième épreuve du héros, après laquelle le chateau sera désenchanté:

"Mais la troisième épreuve était la plus difficile, car il s'agissait de désigner, entre les trois princesses endormies, toutes trois filles du roi, la plus jeune et la plus jolie. Or, elles se ressemblaient absolument, et la seule différence qu'il y avait entre elles était le genre de sucrerie qu'elles avaient mangé juste avant de s'endormir: l'aînée avait mangé un morceau de sucre candi, la seconde avait goûté un peu de sirop, et la cadette avait mangé une cuillérée de miel. Ce fut la reine des abeilles que le Benêt avait sauvées du feu, qui arriva à son secours; elle goûta aux lèvres de chacune des trois princesses et se posa sur la bouche de celle qui avait mangé du miel, permettant ainsi au jeune prince de désigner celle des trois qui était la cadette." (Traduction Armel Guerne)

Cette évocation de princesses endormies, qui de plus se ressemblent comme trois gouttes d'eau, ne pouvait que plaire aux deux artistes anglais, tous deux férus d'art préraphaélite, et notamment de celui de Burne-Jones qui est obsédé par l'imagerie des belles endormies et par la répétition à l'identique des mêmes visages féminins. Ici "The Briar Bower" (tiré de Grimm), par Burne-Jones, une huile sur toile de 1886-1890:


En ce qui me concerne, j'ai choisi également ces deux compositions parce qu'elles renvoient à l'abeille, et que l'abeille est, notamment dans l'antiquité gréco-romaine, symbole d'éloquence, de poésie et d'intelligence. Une abeille vient selon la légende se poser sur les lèvres des grands poètes (Pindare) ou des grands philosophes (Platon). Si une abeille vient se poser sur les lèvres de la cadette, c'est donc certainement pour en faire une porteuse de bonne parole. J'interprète du coup ces trois princesses endormies comme des muses, dont l'éveil est nécessaire afin que le Benêt puisse accéder à l'intelligence et à la parole. Et mieux vaut acquérir une parole de miel qu'une parole sucrée ou sirupeuse...
Intelligence, poésie, éloquence, toutes qualités dont j'aurais personnellement besoin lors de ma soutenance, en espérant que ces trois muses deux fois inscrites en mon(ma) mémoire puissent m'apporter leur appui.

samedi 8 septembre 2007

Dieux américains

Cela faisait longtemps que je n'avais pas lu en dehors de ma thèse, et encore plus longtemps que je n'avais pas lu du roman de genre contemporain. Cela m'a fait d'autant plus plaisir que Neil Gaiman, dans American Gods, s'est trouvé près de mes centres d'intérêt habituels: la mythologie, le folklore, etc.

Le livre raconte une espèce de nouveau Ragnarok, où les anciens dieux des différentes ethnies des USA, en passe d'être oubliés, sont confrontés aux nouveaux dieux tout puissants mais arrogants des médias, de l'internet, de la voiture, etc. Au milieu des anciens dieux, on retrouve des figures du folklore américain, comme Johnny Appleseed par exemple, ce qui est intéressant dans la mesure où religion et folklore sont en effet indubitablement liés. Il en résulte un commentaire sur les Etats-Unis modernes, mais surtout une réflexion, je pense, sur l'identité nationale américaine, qui s'est construite à partir d'une pluralité culturelle pourtant très rapidement niée au profit de la culture de la technique et de la modernité. Comme très souvent, folklore et identité nationale sont aussi intimement liés que le sont religion et folklore...

Neil Gaiman le dit à plusieurs reprises: l'Amérique n'est pas une terre pour les dieux venus d'ailleurs. Corollaire de cette dernière affirmation, qui est une thèse à mon sens très intéressante: chaque dieu est lié à un territoire donné, en dehors duquel il perd de sa puissance. A la fin du roman, on retrouve Odin dans ses terres, c'est-à-dire en Scandinavie, terre qu'il n'aurait peut-être jamais dû quitter. Le paradoxe des Etats-Unis étant d'avoir, en tant que nation, été fondés sur une religion étrangère au territoire, celle du christianisme importé d'Europe. Ci-dessous Odin chevauchant Sleipnir, image issue d'un manuscrit islandais du 18e siècle.



Je n'ai malheureusement pas lu le roman en version originale, et je pense que beaucoup d'allusions ont été gommées dans la traduction (le personnage d'Odin qui se fait appeler Wednesday, c'est-à-dire étymologiquement Jour de Wotan, se fait appeler Voyageur dans la traduction française de Michel Pagel...). Je conseille donc évidemment aux amateurs de le lire en VO. Si vous recherchez une "écriture artiste", abstenez-vous, par contre: Neil Gaiman se situe résolument dans un créneau de langue populaire, plein d'argot, de noms de marques, etc. Plus d'informations ici sur ce bon roman très riche d'idées et très vivant.

dimanche 2 septembre 2007

En quête des juments de la nuit - 1

Les derniers billets étaient un peu éloignés de la topique habituelle du blog, aussi vais-je essayer d'y revenir un peu. Après avoir parlé de Crowley et des Hell's Angels, je reste néanmoins dans une atmosphère satanique.
Tout le monde connaît le célèbre tableau The Nightmare de Fuseli (ou Füssli, 1741-1825), peintre romantique anglais. Ci-dessous la première version, exposée en 1782 à la Royal Academy (maintenant conservée au Detroit Institute of Arts).

L'année dernière, ce tableau mythique a fait l'objet d'une exposition à la Tate Britain (Londres), où il était mis en rapport avec d'autres oeuvres de Fuseli et de ses contemporains, et avec l'émergence de l'imagerie gothique qui a désormais investi la culture populaire sous la forme des légendes de Dracula, des films d'horreur, etc. Je n'ai pas vu l'exposition, mais j'ai pu accéder au catalogue (merci Hélène), qui est assez intéressant. Particulièrement le premier essai de Christopher Frayling, qui est consacré à l'exégèse du tableau de Fuseli. L'article est très complet, et j'y renvoie pour ceux que ça intéresse.

Christopher Frayling s'attarde notamment sur la question du sujet du tableau. A l'époque, il est impossible de faire un tableau sans sujet, et la peinture est soit de paysage, de portrait, de scène de genre, de nature morte, ou d'"histoire", c'est-à-dire d'une scène tirée de la bible, de la mythologie, de la littérature ou de l'histoire des hommes, donc un tableau qui raconte ou rende compte d'un récit bien particulier. Il semble au premier abord que le tableau de Fuseli relève de la peinture d'histoire, étant donné l'aspect dramatique donné à la scène. A l'époque, Fuseli est connu pour avoir mis en image de nombreuses scènes tirées de Shakespeare. Ce tableau serait-il tiré d'une pièce du dramaturge élizabéthain? Celui-ci, dans King Lear (III, 4), fait dire dans la bouche de Mad Tom:
"Sir Withold footed thrice the world,
He met the Night Mare and her nine-fold;

Bid her alight and her troth plight

And aroynt thee, witch, aroynt thee.
"

Traduction de Pierre Leyris et Elizabeth Holland:

"Saint Vital, par trois fois parcourant la forêt,
Rencontre Cauchemar et ses neuf familiers;
Il le fait prosterner
Pour engager sa foi;
A présent déguerpis, sorcière, déguerpis!"

Pierre Leyris et Elizabeth Holland traduisent "Night Mare" par "Cauchemar" (nightmare en anglais), pourtant Shakespeare, en dissociant les deux parties du mot, nous donne l'indice d'une seconde signification: la "jument de la nuit" (jument se dit "mare", et nuit "night"). Jeu de mot célèbre, qui associe bien la jument qu'on voit sur le tableau de Fuseli avec le cauchemar. Le cheval est un animal psychopompe, traditionnellement associé au monde des morts, ce qui rend le "jeu de mot" plus signifiant encore: ce n'est plus un jeu de mot, mais un retour, semble-t-il, à l'origine étymologique du mot "nightmare". Voila pour le bestiau, dont l'histoire est relativement connue: on retrouve le même symbole de cauchemar dans l'album de bande dessinée de David B intitulé Le Cheval blême, et dans lequel l'auteur raconte (de manière d'ailleurs superbe) ses mauvais rêves.

Néanmoins, il semble que Fuseli n'a pas illustré ce passage de Shakespeare, puisqu'il représente dans son tableau une femme en proie au cauchemar sur sa couche, alors que King Lear parle d'une rencontre en extérieur ("footed thrice the world" pourrait être autrement traduit par "marchait par trois fois à travers le monde") avec "Sir Withold".

Je passe les détails et les différentes possibilités d'interprétation qui ont pu agiter les esprits depuis 1782: référence à un passage du Paradise Lost de Milton, à la Reine Mab telle qu'elle est décrite par Drayton ou par Shakespeare, réminiscence des incubes décrits dans le Malleus Maleficarum, ou bien d'une héroïne des romans pornographiques sadiens, peinture autobiographique à propos d'un amour malheureux du peintre, Anna Landolt de Zurich, etc. Il ne semble pas, comme en témoigne la diversité des interprétations iconographiques, qu'il y ait dans le tableau de Fuseli une référence claire et précise à un passage de Shakespeare, ou à d'autres écrits. Ce qui en fait, en quelque sorte, une peinture d'histoire "sans sujet", ou plutôt sans sujet clairement définissable, se référant à un récit particulier.
Ce tableau semble ainsi plutôt relever de l'allégorie, c'est-à-dire d'une "représentation d'une idée abstraite sous un aspect corporel" (Souriau, Vocabulaire d'esthétique). Et le cauchemar en général est le sujet de cette allégorie, non le cauchemar de quelqu'un en particulier. On a vu que la jument était une référence à une figure traditionnelle du cauchemar, véhiculée par Shakespeare, mais présente dans la mythologie et le folklore: elle a ainsi toute sa place en tant qu'acteur et attribut d'une allégorie du cauchemar. Elle semble même l'incarner.

Le problème réside dans l'espèce de petit lutin: qu'est-ce qu'il vient faire ici?

La suite au prochain épisode. Et l'épisode final un peu plus loin.

samedi 1 septembre 2007

Du soufre à l'huile de vidange

Maintenant, pour stigmatiser les livres interdits, on ne leur donne pas l'odeur du soufre, mais celle de l'huile de vidange. Il est vrai que l'on n'est plus au Moyen-Âge ou à la Renaissance, et que les démons d'aujourd'hui ressemblent plus aux Hell's Angels motorisés ou au Ghost Rider, qu'aux incubes et autres archontes sataniques puant le soufre. Tout de même, ce genre de pratique est digne d'obscurantistes qui ne méritent pas le nom de chrétiens.